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VOYAGES.

souvenirs du moins pourront peut-être vous rassembler, et, dans le cercle douloureux qu’ils m’ont laissé, je vais tâcher de tout retenir, de rappeler une à une ces impressions toujours pénibles dont pas une ne m’a donné une heure de répit, pas même un retour consolant ni une espérance furtive.

Après deux jours de chemin de fer, coupés par un intervalle de douze heures passées à Détroit, j’arrivais à Chicago. Ces douze heures d’intervalle étaient une moitié de dimanche ; je vous prie de remarquer ce commencement. Arriver seul, lorsqu’on cherche des distractions à tout prix, dans une ville américaine le dimanche, c’est déjà poignant. On erre comme une bête échappée de sa cage, qui a perdu le sentiment de la liberté ; les heures sont interminables, on va, on vient cent fois par les mêmes chemins ; tous les visages, vous étant indifférents, semblent les mêmes, on voit des choses nouvelles qu’on croit avoir vues toute sa vie, on passe et l’on repasse devant les mêmes endroits, jusqu’à ce qu’on soit épuisé bien plus par la monotonie et l’ennui que par la fatigue du corps ; on ne trouve rien d’intéressant et l’on s’étonne de ne pas être environné d’ombres qui ressemblent à soi-même ; on se demande ce que tout ce monde qui glisse dans tous les sens peut faire dans un endroit pareil ; plus la foule est grande, plus on sent le vide ; tant de visages absolument inconnus, absolument indifférents, ont l’air de grimacer à votre abandon ; et puis, on n’a ni l’envie ni le goût d’adresser la parole à qui que ce soit ; ce qu’on veut, c’est un large épanchement de son âme,