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VOYAGES.

pli un voyage presqu’impossible d’exécution, je rends grâce au ciel de m’avoir mené jusqu’au bord fatal où l’homme perd à peu près la conscience de son être et se laisse entraîner à tous les courants qui passent devant lui ; j’ai mesuré la plus grande profondeur de l’abattement, et j’ai connu la limite extrême de la désespérance ; maintenant, je sais de quels abîmes un homme peut remonter, et ce qu’il y a encore de ressources jusque dans l’écroulement de ce qui seul semblait retenir à la vie.

Avez-vous remarqué ces arbres flétris, desséchés, entr’ouverts, qui n’ont pas un frisson sous l’effort du vent qui les fouette, pas une plainte sous l’orage ? Leurs rameaux craquent, leur tête secouée rend dans l’air un bruit rapide, mais ce bruit est inerte, ce son est comme celui d’ossements qu’on agite dans leur bière. Qui peut maintenir ces arbres debout ? Quelle sève reste-t-il à leur tronc décharné ? Où est la vie dans ce cadavre dressé contre la nue ? Regardez bien ; à l’extrémité de quelque branche aride, se dégageant à peine d’un linceul de dépouilles, un petit groupe de feuilles tremble encore au baiser de la brise et boit avidement les quelques gouttes de rosée que le ciel lui verse dans son oubli miséricordieux. Ces quelques feuilles, c’est la vie entière de cet arbre, et par elles il renaîtra ; il avait tout perdu, sa force, sa beauté, et sa fraîcheur dont s’enivraient les oiseaux gazouillants, il défiait l’orage et l’appelait à épuiser sur lui ses efforts inutiles ; le bruissement de son riche et abondant feuillage était un rire au destin, et voilà que soudain tout l’a abandonné et qu’il s’est trouvé seul encore vivant, mais sans aucune des joies, sans aucun des charmes de la vie.

La vie ! la vie ! elle est souvent au fond des abîmes ;