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VOYAGES.

lueurs passagères ? Pourquoi partais-je sans raison, sans objet déterminé, pour suivre une destinée incertaine, après tant d’épreuves, après l’expérience renouvelée de la folie des escapades et des duperies de l’inconnu ? Hélas ! je ne sais, et, le saurais-je, comment pourrais-je le dire ? Il y a dans la vie des heures fatales, et l’homme obéit bien plus à leur impulsion fougueuse qu’à tous les conseils de la raison. Je partais… il fallait que je parte ! fût-ce pour toujours, fût-ce à n’importe quel prix. Un besoin formidable d’échapper à tous les souvenirs poursuivait et dominait mon esprit ; c’était moi-même surtout qu’il me fallait fuir, oubliant que l’homme change en vain de ciel, que son âme lui reste, et qu’on ne peut se perdre soi-même, verrait-on le monde bouleversé prendre autour de soi toutes les formes et les aspects les plus brusquement divers. M’oublier dans un tourbillon sans cesse renouvelé, me sentir emporté à toute vapeur à travers des espaces inconnus, c’était là mon illusion, et, pour la saisir, j’étais prêt à tout délaisser ; je m’étais arraché aux embrassements de la femme qui m’avait tenu lieu de mère, et qui, à quatre-vingts ans, me disait un adieu, pour elle l’adieu suprême. Et quel déchirement lorsque je dus quitter ma sœur, ma sœur unique, qui, ne comprenant rien à un pareil départ, m’enlaçait sur son cœur et tâchait de me retenir par la force de la tendresse ! Oui, j’abandonnais ces chères et sûres affections, les seules qui résistent aux orages de la vie comme aux assauts du temps, et, l’avouerai-je ? ce n’était pas là le premier de mes regrets ; le cœur est ainsi fait, hélas ! dans son aveuglement ; il ne se prend qu’à ce qui lui échappe le plus et n’a de regrets profonds et durables que pour ce qui le blesse davantage.

Mon idée fixe, idée irrésistible, plus forte que tous les