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CHRONIQUES

Eh bien pourtant ! ils sont nombreux, ceux qui se hâtent, se précipitent, surtout dans notre siècle ; c’est une manière de tromper la durée. Ne pouvant rien enlever au temps, ni se dérober au terme fatal, ne pouvant détacher sa vue du gouffre aux éternels mugissements, l’homme veut s’éblouir, il court en désespéré sur les bords de l’abîme, s’élance vers l’endroit où il doit être englouti et se jette lui-même en pâture à l’oubli, comme le gladiateur épuisé se jetait sur le fer pour abréger le supplice.

Pourquoi compter les années à venir ? Qu’oses-tu souhaiter aux amis qui t’entourent ? Malheureux ! tu n’as même pas un lendemain à toi ! Tu te félicites, et déjà peut-être la mort t’apprête à cueillir le souhait sur ta bouche. Tu serres la main de tes amis !… prolonge un instant cette effusion, et peut-être sentiras-tu cette main froide. Le tombeau est sous tes pas… et tu t’enivres de l’ivresse de la vie ! Eh quoi ! ton passé même, ce passé que tu appelles le tien, n’est pas à toi, puisqu’il n’est plus. Toutes tes prières et tous tes efforts réunis ne pourraient t’en rendre une minute. Tu n’as rien, rien, si ce n’est l’espérance, plus trompeuse encore que tout le reste, puisqu’elle fait croire à un bonheur que jamais tu pourras saisir.

Cette année que tu appelles nouvelle, que tu reçois avec des transports trompeurs, avec une allégresse menteuse, qu’aura-t-elle de nouveau pour toi avant que le premier de ses trois-cent soixante-cinq jours ait apporté sa première veille ? Oublies-tu donc qu’elle vient à toi malgré toi ? que, voudrais-tu repousser un seul de ses dons funestes, tu n’en as ni le loisir, ni le temps, ni le pouvoir ? C’est un vainqueur qu’il te faut accueillir à ton foyer et auquel tu souris pour qu’il te ménage quelques jours de plus.