Page:Buies - Chroniques, Tome 2, Voyages, 1875.djvu/28

Cette page a été validée par deux contributeurs.
28
CHRONIQUES

à autre, quand s’ouvrait la porte d’un car, quelques ronflements étouffés passaient à travers ; on voyait des allongements de jambes enchevêtrées menacer le plafond, des corps pliés en deux, tordus, renversés, et l’on sentait comme des souffles rapides s’agiter un moment et puis disparaître, ne laissant d’autre trace qu’un souvenir étrange, péniblement dissipé.

La fin de la demi-heure d’arrêt approchait : conducteurs de tous grades, chauffeurs, garde-malles s’étaient repus au buffet ; notre train, après mille déplacements et combinaisons, s’était enfin constitué, et nous allions repartir… Alors, comme je faisais une dernière fois la longueur de la plate-forme, ayant repris une merveilleuse vigueur et capable de supporter une asphyxie prolongée, je vis arriver à moi, presque en courant, un homme effaré, qui, d’une voix pleine d’angoisse, s’écria : « C’est-il là la traine qui descend à Québec ? celle qui monte à Montréal n’est pas sur c’te lisse cite ? »…

En ce moment, quelques étoiles se couvrirent, la lune passa derrière un nuage, la locomotive jeta dans l’air son cri lugubre, comme une plainte aux échos du passé ; la vapeur, jaillissant des soupapes, enveloppa la gare, tout fut confondu dans un brouillard rapide, je m’élançai dans le car, et seul, étendu sur un divan, je me mis à rêver.

L’accent et les paroles de l’homme qui était accouru vers moi restaient ineffaçables dans ma pensée. Pourquoi avait-il dit « la traine » au lieu du « train ? » Par quelle