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CHRONIQUES

l’heure indiquée, ce qui avait été cause de nombreuses déceptions et récriminations. On était habitué à se plaindre, depuis quinze ans, de ce qu’il était toujours deux ou trois heures en retard ; on s’était formé à cette plainte, devenue l’accompagnement invariable de tout départ ; et voilà que tout à coup on en était privé ; le Grand-Tronc allait être exact comme un chemin de fer d’Europe ou des États-Unis, on n’aurait plus rien à reprocher à cette compagnie maudite, si richement subventionnée par le public pour se moquer de lui ; on n’aurait plus raison de récriminer, comment faire ? Rester canadien sans se plaindre, tel était le problème, et il avait fallu le résoudre brusquement, inopinément, sans avoir reçu avis.

On avait bien essayé de reprocher au Grand-Tronc son exactitude même, pour inattendue, inespérée, dérogatoire, mais cela n’avait pas pris : les gens désintéressés se moquaient des voyageurs pris en flagrant délit de retard et l’on était réduit à partir sans grommeler ; on évitait une heure d’attente à Lévis et l’on arrivait à Richmond assez tôt pour faire la connection avec toutes les autres lignes, c’était prodigieux !

Le soir du 14 février, le Grand-Tronc partit comme il avait coutume de le faire depuis un mois ; je pris un Pulman car, sorte de boîte à ressorts douillets, au mécanisme moëlleux et silencieux, dans laquelle on serre un passager, jusqu’à ce qu’il ne donne plus signe de vie. L’asphyxie y est lente, réglée, mutuelle ; la chaleur, l’acide carbonique ren-