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VOYAGES

toucher à rien qui ne fût crasseux ou graisseux, et, par suite, j’en étais arrivé, à force de dégoût, à ne plus vouloir m’asseoir nulle part. Pas de nettoyage ni de toilette possible ; la suie, la poussière et la sueur se mêlaient avec une heureuse aisance sur ma figure et y dessinaient toute sorte de couleurs qu’eût enviées un chef sauvage se tatouant pour la guerre ; je rôdais d’un wagon à l’autre, cherchant partout quelque petit coin moins souillé où je pûsse au moins me reposer une heure ; c’est ainsi que je passai toute une journée et une nuit ; mes forces étaient à bout, ma tête pleine de bruits et de vapeurs, et je commençais à ne plus pouvoir distinguer les objets. En outre, les stations étaient innombrables et interminables ; on dirait que ce maudit train d’émigrants les crée au fur et à mesure qu’il avance. Si un sentier se dessinait furtivement en travers de la route ou s’il apparaissait quelque misérable cabane perdue, vite la locomotive sifflait et le train arrêtait ; il fallait tenir le temps réglementaire, c’est-à-dire ne pas arriver à Omaha avant qu’il se fût écoulé quarante-huit heures exactement depuis le départ de Cheyenne.

Enfin, le samedi, vers trois heures de l’après-midi, nous touchions au terme du grand désert américain que je venais de traverser pour la deuxième fois en quinze jours, et nous atteignions Omaha situé au commencement des belles prairies de l’Ouest. Le pire du voyage était fait, mais restait encore le pire des épreuves. C’est maintenant que j’ai besoin de forces pour continuer ce récit ; heureusement que j’en ai repris beaucoup depuis mon retour, et que je vais tenter un effort, le dernier afin de finir, ce qui me délivrera moi-même encore plus que le lecteur.