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VOYAGES

veux surtout étaient imprégnés jusque dans leurs racines, et j’avais beau plonger et replonger ma tête, je ne faisais que délayer sans enlever. Toutefois je sortis du bain réconforté et rafraîchi, mais encore loin du résultat voulu ; c’était à recommencer plus d’une fois. Il était alors onze heures du soir.

Je sortis ; les théâtres, les cafés, les restaurants vomissaient sur les rues leur élégante clientèle. Une troupe d’opéra française[1] faisait alors fureur et attirait la population de toutes les races. L’atmosphère était fraîche et la lumière joyeuse ; de tous les saloons, de tous les hôtels, on sortait et on y entrait à chaque instant ; c’était un va-et-vient bruyant et divers. Je regardais passer et repasser à mes côtés ce flot incessant ; j’allais jusqu’au bout d’une rue, puis je revenais. Je m’arrêtais et j’écoutais ; je cherchais quelque visage connu, quelque voix qui me rappelât un souvenir. Fût-il au fond d’un désert, l’homme prête ainsi l’oreille instinctivement : il ne peut pas se croire seul dans la solitude même, tant est poignante et répugnante la pensée de l’isolement absolu.

J’entrai dans plusieurs saloons et pris un verre chaque fois, j’allumai quatre à cinq cigares ; la marche ne pouvait me lasser, j’en étais au contraire insatiable ; mes membres roidis par neuf jours de chemin de fer se délassaient avec bonheur. Enfin, bien après minuit, le mouvement commença de s’apaiser, bon nombre de lumières s’éteignirent, les musiques des cafés-concert et des basements se turent, la foule s’amincit, puis se dispersa, et il y eut comme un silence pénible, semblable au rêve d’un sommeil agité.

  1. La troupe Aimée ; celle qui a joué quatre mois plus tard à Montréal.