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VOYAGES

des espérances que l’on fondait sur moi. Soudain, en un jour, tout s’était écroulé ; il y a des hommes marqués d’un sceau fatal, et le noir génie ne les abandonne jamais. Près de toucher au rivage, une tempête m’en arrachait tout à coup sous un ciel plein d’azur et de promesses.

Repoussé, désespéré, convaincu enfin que le bonheur, ou du moins le repos, ne m’offrait qu’un mirage et que toutes les déceptions se hâteraient de me frapper l’une après l’autre, je m’étais enfui, ne demandant plus rien à la Providence, ni à l’espoir, ni à ma propre volonté. Je me sentais mort avec toutes les apparences de la vie, et le quelque bruit qui se faisait autour de mon nom résonnait en moi comme les coups frappés sur une tombe muette.

À quoi bon donner au public et à mes amis le spectacle d’une chûte aussi profonde et d’un désenchantement si inattendu, si inexplicable qu’on l’eût pris pour une dérision ? J’étais donc parti, cadavre pensant, agissant, qui n’avait plus de conscience que pour souffrir, et à qui le souvenir restais seul pour arroser de larmes le sépulcre de l’âme. J’arrivais à San-Francisco brisé, accablé de fatigue, tellement vaincu par la souffrance que je me demandais sincèrement combien de jours il me restait à vivre. Cette belle ville, cette splendide nature, cette baie glorieuse, coupée de promontoires hardis…… que m’importait tout cela ? Est-ce qu’il est quelque chose de beau pour celui qui n’a plus que le regret, et quelles magnificences de la nature peuvent arrêter ou sécher une seule larme ? En débarquant avec le flot des passagers joyeux, agités, impatients de revoir leurs amis, leur serrant la main avec transport, retrouvant les uns une patrie, les autres l’objet de longues convoitises, ce que j’éprouvai je ne puis le dire, je n’ai plus de pensée pour cela, et toutes les paroles seraient stériles ou vides.