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VOYAGES

Seul, accoudé sur l’avant du bateau, sourd à tous les mouvements et à tous les bruits, je regardais se dessiner petit à petit la ville à qui j’allais demander un refuge, l’oubli, et peut-être une rénovation. Maintenant un abîme me séparait de tout ce qui m’avait aimé, un abîme que je croyais ne pouvoir plus jamais franchir. À quoi bon ? On ne met pas à plaisir onze cents lieues entre sa patrie et soi, et quand on a eu la force de faire un pareil voyage malgré toutes les peines morales et physiques, on ne songe guère à le recommencer. Je croyais l’arrêt de ma vie désormais irrévocable, et ma condamnation prononcée sans retour.

J’étais parvenu à ce rivage lointain, épave brisée, reste mutilé et sanglant d’une vie sans cesse portée d’aventures en aventures. À cet âge où la plupart des hommes ont trouvé une carrière définitive ou du moins une base pour le prochain édifice de l’avenir, moi, proscrit volontaire, j’errais encore et j’allais demander à l’inconnu de nouveaux mystères et sans doute aussi de nouvelles douleurs. Ah ! seulement deux mois auparavant, je n’aurais pas cru devoir être ainsi jeté en proie à de nouveaux souffles du destin ; j’avais tout fait de cœur et de tête, pendant plusieurs années, pour prévenir le retour des orages ; je m’étais assis à l’ombre d’une espérance bien chère, et j’avais cru que cela me suffirait pour donner un objet désormais bien déterminé à tous mes travaux ; j’étais las des secousses et des ballottements continuels d’une vie que rien n’avait pu ni fixer ni contrôler.

Malgré tous les désenchantements, j’avais encore assez de jeunesse pour abandonner toute mon âme aux illusions du sentiment et de l’idéal ; il me restait tout ce qu’il fallait pour construire, même avec les matériaux flétris d’une existence désabusée, un avenir digne encore de mon ambition et