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VOYAGES.

intense, inconsolable ; on voudrait prier, demander grâce à la nature qui n’a plus pour soi ni spectacle, ni beauté, ni attrait ; on lève les yeux vers le ciel, il est muet, impassible comme la plaine ; on cherche un regard qui réponde au sien, une âme où l’on devine quelque chagrin et qui, elle aussi, ait besoin de s’épancher ; mais non, les hommes, comme l’espérance et comme le ciel, tout s’éloigne de soi ; on enfonce de plus en plus dans le vide, et chaque effort qu’on fait pour en sortir y replonge davantage, comme lorsqu’on marche dans le sable mouvant. Oh ! la vraie solitude, le véritable isolement, le prisonnier condamné au cachot ne le connaît pas ; en est seul, vraiment seul, lorsqu’on est au milieu d’hommes qui n’ont pour soi ni un regard, ni une pensée, ni une parole.

Oui, pendant huit jours, je me suis traîné ainsi, au milieu d’un bruit sans relâche qui brisait ma tête sans lui laisser une heure de repos, pendant que des flots brûlants de souvenir l’envahissaient comme une marée toujours montante. J’avais entendu dire qu’on s’habituait à cela… non, non ; au bout de deux jours, parfois on s’imagine s’être fait tant bien que mal au vacarme et au mouvement des cars ; mais vienne le quatrième ou le cinquième jour, on n’y espère plus : l’état moral devient absolument comme l’état physique ; on éprouve cet engourdissement qui suit la violence des grandes douleurs, dans lequel on croit trouver l’indifférence et le calme, tandis qu’il n’est que la préparation sourde à de nouveaux chagrins que le moindre incident, le plus léger inattendu ramènera encore plus violemment qu’autrefois. Non, on ne s’habitue pas à l’ennui, c’est l’ennui qui s’habitue à nous ; alors qu’on recherche les plus petites consolations, on croit en trouver une dans l’œuvre du temps ; on prend toutes les fictions du cœur malade et toutes les espé-