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CHRONIQUES

heur des autres, et son fatal retour et son inexorable fuite. Comme chaque jour de ma vie, je me suis éveillé le jour de l’an de cette année dans le froid et dans l’étreinte de l’isolement. J’ai regardé le ciel ; pour moi, il était vide. J’ai promené mon regard désolé autour de ma chambre… elle était muette : pas une voix, pas un écho, si ce n’est celui des souvenirs qui, en un instant, en foule, se sont précipités sur mon lit silencieux. Être seul ce jour là, se réveiller seul, se sentir seul surtout, c’est plus qu’une infortune, c’est une expiation, et l’on éprouve comme un remords de ne pas mériter ce bonheur dont tant d’autres jouissent, sans le comprendre souvent et sans avoir rien fait pour en être dignes.

Le bonheur que tout le monde s’obstine à croire introuvable, est pourtant facile et vulgaire ; mais comme toutes les choses de ce monde, il est purement négatif ; il suffit, pour être heureux, de n’être pas malheureux. Réalisez toutes vos espérances, tous vos projets, vous en concevrez d’autres, et vous serez tout aussi inquiets, tout aussi impatients, tout aussi malheureux que vous l’étiez d’abord. Être heureux, c’est jouir de ce qu’on a et s’en contenter ; mais être malheureux, c’est ne pouvoir jouir de rien, comme les vieux garçons qui sont toujours pauvres, fussent-ils millionnaires ; ils manquent du premier des biens, celui d’une affection sûre qui partage leur fortune comme leur détresse. Les avares seuls croient trouver une jouissance dans ce qui n’est qu’une aberration, car on ne peut être heureux que du bonheur qu’on donne et de celui qu’on reçoit. Thésauriser est une maladie, répandre est un remède ; et l’homme se soulage par la générosité comme l’arbre qui écoule sa sève et en nourrit les lianes qui se tordent en suppliant autour de sa tige. Ah ! de tous les sou-