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rait rapidement, je goûtais d’exquises jouissances, et mon âme débordante se répandait dans celle du lecteur. Le lecteur, c’était pour moi l’ami unique, le confident de toutes les heures, à qui je me livrais tout entier, et dont mes accès d’expansion touchaient toujours des fibres en relation avec celles de ma propre pensée.

C’est ce qui fit le succès de mon premier livre, succès qui fut une révélation. Je ne m’étais jamais imaginé que de simples articles de fantaisie, qui avaient pu amuser ou intéresser le lecteur à ses moments perdus, pussent subir l’épreuve d’une publication nouvelle, sous forme de volume, et je ne l’avais guère tentée, après avoir recueilli assez de souscriptions pour couvrir mes frais, qu’afin d’assurer quelque durée à ce qui était de sa nature essentiellement fugitif, et de pouvoir me retrouver tout entier, aussi longtemps que je vivrais, dans un passé qui renfermait tant d’impressions vivaces et tant d’émotions doucement savourées. Aussi ma première idée fut-elle de ne faire qu’une édition intime, bon nombre de mes amis m’effrayant par leurs prédictions décourageantes et par d’aimables railleries sur ma témérité.

Avouons que ce que j’essayais de faire était alors de la haute nouveauté, et que mes Cassandres avaient toutes les raisons d’avoir raison. Comment, malheureux, tu veux publier un livre ! Mais combien auras-tu de lecteurs ? Quelques centaines à peine. Tu sais bien qu’il y a trop peu de gens dans notre pays qui lisent, trop peu surtout qui achètent des livres. Passe encore pour des articles de journaux. On t’a lu en passant par distraction, mais prendra-t-on la peine de te relire, de tourner pour cela les pages d’un volume et de chercher de nouveau, dans un gros in-douze, tes pensées qui n’ont pu avoir que l’attrait du moment, qu’un intérêt de circonstance ?… Oui, tout cela avait l’air d’être bien vrai ; mais l’était-ce réellement ? Et quand bien même cela eût été vrai sans conteste, devais-je m’y arrêter ? À ce compte, on ne s’affranchirait jamais des alarmes d’une fausse pusillanimité, de cette défiance de soi, traditionnelle chez les Canadiens-Français, qui ne leur avait présenté jusqu’alors que l’image d’une prétendue