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Ce qu’il y a de fertilité, de richesse agricole, d’abondance perdue dans cette admirable région est vraiment indicible ; on se sent exaspéré d’être pauvre au sein d’une pareille fécondité et l’on envoie paître les gouvernements qui paraissent tous idiots ou criminels. Qu’on marchande aux habitants du Saguenay quelques milliers de dollars pour leur ouvrir un chemin jusqu’à Québec, quand il faudrait dépenser de suite deux à trois cent mille dollars pour unir les vallées du lac Saint-Jean et du St-Maurice et les relier aux deux villes de Québec et de Trois-Rivières, c’est ce qui semble encore plus odieux que stupide. Pour moi, j’en suis révolté. Ça suffit.

Que la civilisation soit l’œuvre du temps, c’est possible, mais je ne vois pas pourquoi les hommes ne s’en mêleraient pas aussi un peu. Avant un demi-siècle il est bien certain que tout le rivage du lac Saint-Jean sera bordé de groupes de villas et peuplé par plusieurs milliers de touristes qui s’y rendront chaque été pour faire la pêche et canoter sur cette grande nappe d’eau de douze lieues de longueur sur dix de largeur, et dont on ne voit pas la rive opposée, en quelque endroit qu’on se place. On y trouvera aussi sans doute deux ou trois grands hôtels en style américain, avec larges galeries, pavillons, belvédères, jardins jetant à l’air mille parfums variés, petits parcs, équipages étincelants, robes longues d’un demi-arpent et chignons défiant les nues, cocodès flûtés, valétudinaires goutteux, asthmatiques et chercheurs de dots. Tout cela y sera comme aujourd’hui à tant d’autres places, et l’on ne comprendra pas alors