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comme ça ; mais je suis bien curieux, je voudrais savoir si tous les messieurs de la ville se graissent les jambes avec de la gomme. »

« Parle, continue, réponds-je aussitôt, parle, monstre de cruauté, pétroleur de la ville éternelle, exterminateur de patriciens ; chacune de tes paroles me vaut de l’or ; je te chroniquerai, tyran abominable ; tu paraîtras sur le National avec ton masque sanglant et tes doigts teints de crimes ; le lecteur, qui est toujours une bonne croûte, sache bien ceci, fauve, le lecteur me paiera, généreusement chacun de tes mots et gestes ; tu es l’Eldorado et le Colorado de mes convoitises monétaires ; en toi je puise, Néron ; donc, continue, questionne, abonde, déverse-toi, etc… » Tout à coup je m’arrêtai ; Néron était devant moi immobile, stupéfié, cloué sur place ; son regard fixe était comme béant, et sa bouche entr’ouverte avait la profondeur sombre et redoutable d’une caverne ; Rossus gisait sur place, en proie aux taons, la queue basse, les oreilles inertes. Alors Horace, le Romain des premiers âges, républicain convaincu et par conséquent ennemi juré des autocrates, crut utile d’intervenir : « Ne savez-vous pas, s’écria-t-il, Néron, massacreur horrible, ne savez-vous pas que monsieur que voici est un feuilletoniste, un humoriste, un chroniqueur ?…

— Un chroni…quoi ? » hurla Néron sortant d’un abîme d’hébêtement. À ce cri, un voile passa devant mes yeux ; j’entendis comme en un rêve toutes les facéties idiotes de mes amis de Montréal et le quoi monstrueux qui est encore en vogue ; je m’affaissai, je trébuchai inconscient, puis je tombai raide mort…