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au soleil sa lumière, au ciel ses astres ; que restera-t-il ? l’immensité dans la nuit. Voilà le désespoir.

En ce moment il est onze heures passées, du soir, bien entendu. Je suis seul et je pense, et la solitude s’agrandit autour de moi comme au crépuscule les ombres s’étendent en s’épaississant. Le feu de mon foyer seul vit et s’agite dans le calme où je suis enseveli ; rêveur, je regarde ses flammes monter dans la cheminée, tantôt par soubresauts, tantôt enlacées et se tordant, comme des serpents roulés ensemble qui dressent la tête. Au dehors le vent passe avec des accents de colère et de furie sur les toits frémissants ; les branches sèches des sapins craquent, des nuages pressés courent sur la lune comme des souffles, pendant qu’elle, terne et solitaire au ciel, semble un grand œil morne ouvert sur l’immensité.

De l’âtre pétillant où plongent mes rêves un murmure s’élève, triste comme les choses passées qu’on ne peut plus ressaisir, avec mille accents comme ceux des souvenirs qui reviennent frapper en foule à la porte du cœur. Dans ce murmure j’entends une voix qui me dit : « Tu as été jeune, tu as été aimé, l’espérance t’a souri, tu as oublié le temps, tu as ouvert la digue aux flots de la vie, et maintenant qu’es-tu ? Vois ce feu qui se meurt ; il a brillé comme toi ; ta main qui l’attisait insouciante a abrégé sa vie d’une heure ; ainsi les hommes ont fait de toi… et les femmes donc !… Déjà ta tête blanchit et ton printemps achève à peine. Aujourd’hui tu comptes les heures