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affligés de ce fléau, et il a mérité que son histoire se liât à celle de l’homme. Il se trouve dans l’Inde et les Philippines, et probablement dans les contrées intermédiaires ; mais il a été longtemps étranger à l’île de Bourbon. Il n’y a guère plus de vingt ans que M. Desforges-Boucher, gouverneur général, et M. Poivre, intendant, voyant cette île désolée par les sauterelles[1], songèrent à faire sérieusement la guerre à ces insectes, et pour cela ils tirèrent des Indes quelques paires de martins, dans l’intention de les multiplier et de les opposer comme auxiliaires à leurs redoutables ennemis. Ce plan eut d’abord un commencement de succès, et l’on s’en promettait les plus grands avantages lorsque des colons, ayant vu ces oiseaux fouiller avec avidité dans des terres nouvellement ensemencées, s’imaginèrent qu’ils en voulaient au grain ; ils prirent aussitôt l’alarme, la répandirent dans toute l’île et dénoncèrent le martin comme un animal nuisible ; on lui fit son procès dans les formes ; ses défenseurs soutinrent que, s’il fouillait la terre fraîchement remuée, c’était pour y chercher non le grain, mais les insectes ennemis du grain, en quoi il se rendait le bienfaiteur des colons : malgré tout cela il fut proscrit par le conseil, et deux heures après l’arrêt qui les condamnait il n’en restait pas une seule paire dans l’île. Cette prompte exécution fut suivie d’un prompt repentir : les sauterelles s’étant multipliées sans obstacle causèrent de nouveaux dégâts, et le peuple, qui ne voit jamais que le présent, se mit à regretter les martins comme la seule digue qu’on pût opposer au fléau des sauterelles. M. de Morave, se prêtant aux idées du peuple, fit venir ou apporta quatre de ces oiseaux huit ans après leur proscription : ceux-ci furent reçus avec des transports de joie ; on fit une affaire d’État de leur conservation et de leur multiplication, on les mit sous la protection des lois et même sous une sauvegarde encore plus sacrée ; les médecins, de leur côté, décidèrent que leur chair était une nourriture malsaine. Tant de moyens si puissants, si bien combinés, ne furent pas sans effet : les martins, depuis cette époque, se sont prodigieusement multipliés et ont entièrement détruit les sauterelles ; mais de cette destruction même il est résulté un nouvel inconvénient, car ce fonds de subsistance leur ayant manqué tout d’un coup, et le nombre des oiseaux augmentant toujours, ils ont été contraints de se jeter sur les fruits, principalement sur les mûres, les raisins et les dattes ; ils en sont venus même à déplanter les blés, le riz, le maïs, les fèves, et à pénétrer jusque dans les colombiers pour y tuer les jeunes pigeons et en faire leur proie ; de sorte qu’après avoir délivré ces colonies des ravages des sauterelles, ils sont devenus eux-mêmes un fléau plus redoutable[2] et plus difficile à extirper, si ce n’est peut-être par la multi-

  1. Ces sauterelles avaient été apportées de Madagascar, et voici comment : on avait fait venir de cette île des plants dans de la terre, et il s’était trouvé malheureusement dans cette terre des œufs de sauterelles.
  2. Ils se rendent encore nuisibles en détruisant des insectes utiles, tels que la demoiselle,