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au lieu de la prendre à droite, comme dans l’espèce humaine on voit des personnes se servir de la main gauche de préférence à la main droite. L’ambiguïté de position dans le bec de cet oiseau est encore accompagnée d’un autre défaut qui ne peut que lui être très incommode : c’est un excès d’accroissement dans chaque mandibule du bec ; les deux pointes ne pouvant se rencontrer, l’oiseau ne peut ni becqueter, ni prendre de petits grains, ni saisir sa nourriture autrement que de côté ; et c’est pour cette raison que, s’il a commencé à la prendre à droite, le bec se trouve croisé à gauche, et vice versâ.

Mais comme il n’existe rien qui n’ait des rapports[NdÉ 1] et ne puisse par conséquent avoir quelque usage, et que tout être sentant tire parti même de ses défauts, ce bec difforme, crochu en haut et en bas, courbé par ses extrémités en deux sens opposés, paraît fait exprès pour détacher et enlever les écailles de pommes de pin et tirer la graine qui se trouve placée sous chaque écaille : c’est de ces graines dont cet oiseau fait sa principale nourriture ; il place le crochet inférieur de son bec au-dessous de l’écaille pour la soulever, et il la sépare avec le crochet supérieur ; on lui verra exécuter cette manœuvre en suspendant dans sa cage une pomme de pin mûre[1]. Ce bec crochu est encore utile à l’oiseau pour grimper : on le voit s’en servir avec adresse lorsqu’il est en cage pour monter jusqu’au haut des juchoirs ; il monte aussi tout autour de la cage, à peu près comme le perroquet, ce qui, joint à la beauté de ses couleurs, l’a fait appeler par quelques-uns perroquet d’Allemagne.

Le bec-croisé n’habite que les climats froids ou les montagnes dans les pays tempérés. On le trouve en Suède, en Pologne, en Allemagne, en Suisse, dans nos Alpes et dans nos Pyrénées. Il est absolument sédentaire dans les contrées qu’il habite et y demeure toute l’année ; néanmoins ils arrivent quelquefois comme par hasard et en grandes troupes dans d’autres pays ; ils ont paru en 1756 et 1757 dans le voisinage de Londres en grande quantité ; il ne viennent point régulièrement et constamment à des saisons marquées, mais plutôt accidentellement par des causes inconnues[2] ; on est souvent plusieurs années sans en voir. Le casse-noix et quelques autres oiseaux sont sujets à ces mêmes migrations irrégulières et qui n’arrivent

  1. Frisch, pl. 3, art. 6.
  2. Edwards, Glanures, p. 197.
  1. Il est incontestable qu’il n’existe pas un seul caractère morphologique des êtres vivants qui n’ait des rapports avec quelque autre trait d’organisation présenté par ces êtres, mais il est inexact que tous les organes aient un usage actuel. Certains organes des animaux de notre époque n’existent que par hérédité, ils ont, chez les ancêtres, été utiles, mais peuvent être devenus inutiles, par suite de la transformation des autres parties de l’organisme. Cela ne s’applique pas, du reste, au Bec-croisé dont les mandibules sont admirablement disposées à l’usage qu’en fait cet oiseau ; on peut donc considérer la production de ce caractère comme due à une sélection déterminée par l’avantage que l’animal en retire.