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de notre nord au delà du 55e degré de latitude ; aussi ne l’a-t-on pas retrouvé dans l’Amérique septentrionale, quoiqu’on y trouve l’aigle commun. Le grand aigle paraît donc être demeuré dans les pays tempérés et chauds de l’ancien continent comme tous les autres animaux auxquels le grand froid est contraire, et qui par cette raison n’ont pu passer dans le nouveau.

L’aigle a plusieurs convenances physiques et morales avec le lion : la force, et par conséquent l’empire sur les autres oiseaux, comme le lion sur les quadrupèdes ; la magnanimité : ils dédaignent également les petits animaux et méprisent leurs insultes ; ce n’est qu’après avoir été longtemps provoqué par les cris importuns de la corneille ou de la pie que l’aigle se détermine à les punir de mort ; d’ailleurs, il ne veut d’autre bien que celui qu’il conquiert, d’autre proie que celle qu’il prend lui-même ; la tempérance : il ne mange presque jamais son gibier en entier, et il laisse, comme le lion, les débris et le reste aux autres animaux. Quelque affamé qu’il soit, il ne se jette jamais sur les cadavres. Il est encore solitaire comme le lion, habitant d’un désert dont il défend l’entrée et l’usage de la chasse à tous les autres oiseaux ; car il est peut-être plus rare de voir deux paires d’aigles dans la même portion de montagne que deux familles de lions dans la même partie de forêt ; ils se tiennent assez loin les uns des autres pour que l’espace qu’ils se sont départi leur fournisse une ample subsistance ; ils ne comptent la valeur et l’étendue de leur royaume que par le produit de la chasse. L’aigle a de plus les yeux étincelants et à peu près de la même couleur[1] que ceux du lion, les ongles de la même forme, l’haleine tout aussi forte, le cri également effrayant[2]. Nés tous deux pour le combat et la proie, ils sont également ennemis de toute société, également féroces, également fiers et difficiles à réduire ; on ne peut les apprivoiser qu’en les prenant tout petits. Ce n’est qu’avec beaucoup de patience et d’art qu’on peut dresser à la chasse un jeune aigle de cette espèce ; il devient même dangereux pour son maître dès qu’il a pris de la force et de l’âge. Nous voyons, par le témoignage des auteurs, qu’anciennement on s’en servait en Orient pour la chasse au vol, mais aujourd’hui on l’a banni de nos fauconneries ; il est trop lourd pour pouvoir, sans grande fatigue, le porter sur le poing ; jamais assez privé, assez doux, assez sûr pour ne pas faire craindre ses caprices ou ses moments de colère à son maître ; il a le bec et les ongles crochus et formidables ; sa figure répond à son naturel : indépendamment de ses armes, il a le corps robuste et compact, les jambes et les ailes très fortes, les os fermes, la chair

  1. « Oculi charopi. Charopus color qui dilutam habet viriditatem igneo quodam splendore intermicantem, qualem in leonum oculis conspicimus. » Calepin. Diction.
  2. Nous avons comparé l’aigle au lion, et le vautour au tigre ; or, l’on sait que le lion a la tête et le cou couverts d’une belle crinière, et que le tigre les a, pour ainsi dire, nus en comparaison du lion ; il en est de même du vautour, il a la tête et le cou dénués de plumes, tandis que l’aigle les a bien garnis et couverts de plumes.