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proportion ; par conséquent, son vol est beaucoup moins élevé et moins soutenu : aussi n’entreprend-elle point de grands voyages, elle ne fait guère que voltiger d’arbre en arbre, ou de clocher en clocher, car, pour l’action de voler, il s’en faut bien que la longueur de la queue compense la brièveté des ailes. Lorsqu’elle est posée à terre, elle est toujours en action, et fait autant de sauts que de pas ; elle a aussi dans la queue un mouvement brusque et presque continuel comme la lavandière. En général, elle montre plus d’inquiétude et d’activité que les corneilles, plus de malice et de penchant à une sorte de moquerie[1]. Elle met aussi plus de combinaisons et plus d’art dans la construction de son nid, soit qu’étant très ardente pour son mâle[2], elle soit aussi très tendre pour ses petits, ce qui va ordinairement de pair dans les animaux, soit qu’elle sache que plusieurs oiseaux de rapine sont fort avides de ses œufs et de ses petits, et, de plus, que quelques-uns d’entre eux sont avec elle dans le cas de la représaille ; elle multiplie les précautions en raison de sa tendresse et des dangers de ce qu’elle aime ; elle place son nid au haut des plus grands arbres, ou du moins sur de hauts buissons[3], et n’oublie rien pour le rendre solide et sûr : aidée de son mâle, elle le fortifie extérieurement avec des bûchettes flexibles et du mortier de terre gâchée, et elle le recouvre en entier d’une enveloppe à claire-voie d’une espèce d’abatis de petites branches épineuses et bien entrelacées ; elle n’y laisse d’ouverture que dans le côté le mieux défendu, le moins accessible, et seulement ce qu’il en faut pour qu’elle puisse entrer et sortir : sa prévoyance industrieuse ne se borne pas à la sûreté, elle s’étend encore à la commodité, car elle garnit le fond d’une espèce de matelas orbiculaire[4], pour que ses petits soient plus mollement et plus chaudement ; et quoique ce matelas, qui est le nid véritable, n’ait qu’environ six pouces de diamètre, la masse entière, en y comprenant les ouvrages extérieurs et l’enveloppe épineuse, a au moins deux pieds en tous sens.

Tant de précautions ne suffisent point encore à sa tendresse, ou, si l’on

  1. « Vidi aliquando picam advolantem ad avem… in quodam loco ligatam, et cùm illa frustula carnis comedere vellet, pica suâ caudâ eu frustula removit ; unde picam avem esse aliarum avium derisivam cognovi. » Avicenna apud Gesner, p. 697.
  2. Les anciens en avaient cette idée, puisque de son nom grec κίσσα, ils avaient formé celui de κισσᾶν, qui est une expression de volupté.
  3. C’est ordinairement sur la lisière des bois ou dans les vergers qu’elle l’établit.
  4. « Lutea… stragulum subjicit… et merula et pica… » Aristot., Hist. animal., lib. ix, cap. xiii. Je remarque à cette occasion que plusieurs écrivains ont pensé que la κίσσα d’Aristote était notre geai, parce qu’il dit que cettee κίσσα faisait des amas de glands, et parce qu’en effet le gland est la principale nourriture de notre geai ; cependant on ne peut nier que cette nourriture ne soit commune au geai et à la pie : mais deux caractères qui sont propres au geai et qui n’eussent point échappé à Aristote, ce sont les deux marques bleues qu’il a aux ailes, et cette espèce de huppe que se fait cet oiseau en relevant les plumes de sa tête, caractère dont ce philosophe ne fait aucune mention ; d’où je crois pouvoir conjecturer que la pie d’Aristote et la nôtre sont le même oiseau, ainsi que cette pie variée à longue queue qui était nouvelle à Rome et encore rare du temps de Pline, lib. x, cap. xxix.