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qui les a observés longtemps et de fort près, ne les a jamais vus s’acharner sur les cadavres, en déchiqueter la chair, ni même se poser dessus ; et il est fort porté à croire qu’ils préfèrent les insectes, et surtout les vers de terre, à toute autre nourriture : il ajoute qu’on trouve de la terre dans leurs excréments.

Les corbeaux, les vrais corbeaux de montagne, ne sont point oiseaux de passage, et diffèrent en cela plus ou moins des corneilles auxquelles on a voulu les associer. Ils semblent particulièrement attachés au rocher qui les a vus naître, ou plutôt sur lequel ils se sont appariés ; on les y voit toute l’année en nombre à peu près égal, et ils ne l’abandonnent jamais entièrement : s’ils descendent dans la plaine, c’est pour chercher leur subsistance ; mais ils y descendent plus rarement l’été que l’hiver, parce qu’ils évitent les grandes chaleurs, et c’est la seule influence que la différente température des saisons paraisse avoir sur leurs habitudes. Ils ne passent point la nuit dans les bois, comme font les corneilles ; ils savent se choisir dans leurs montagnes une retraite à l’abri du nord, sous des voûtes naturelles, formées par des avances ou des enfoncements de rocher ; c’est là qu’ils se retirent pendant la nuit au nombre de quinze ou vingt. Ils dorment perchés sur les arbrisseaux qui croissent entrent les rochers ; ils font leurs nids dans les crevasses de ces mêmes rochers ou dans des trous de murailles, au haut des vieilles tours abandonnées, et quelquefois sur les hautes branches des grands arbres isolés[1]. Chaque mâle a sa femelle à qui il demeure attaché plusieurs années de suite[2] : car ces oiseaux si odieux, si dégoûtants pour nous, savent néanmoins s’inspirer un amour réciproque et constant ; ils savent aussi l’exprimer comme la tourterelle par des caresses graduées, et semblent connaître les nuances des préludes et la volupté des détails. Le mâle, si l’on en croit quelques anciens, commence toujours par une espèce de chant d’amour[3] ; ensuite on les voit approcher leurs becs, se caresser, se baiser, et l’on n’a pas manqué de dire, comme de tant d’autres oiseaux, qu’ils s’accouplaient par le bec[4] : si cette absurde méprise pouvait être

    il arrive souvent, ou qu’ils soient morts de faim après avoir tout consommé, ou qu’ils aient été submergés et noyés par un coup de vent, en passant d’une île à l’autre, et cela sans que les corbeaux y aient eu beaucoup de part.

  1. M. Linnæus dit qu’en Suède le corbeau niche principalement sur les sapins, Fauna Suecica, no 69 ; et M. Frisch, qu’en Allemagne c’est principalement sur les grands chênes (pl. 63). Cela veut dire qu’il préfère les arbres les plus hauts et non l’espèce du chêne ou du sapin.
  2. « Quandoque ad quadragesimum ætatis annum… jura conjugii… servare traduntur. » Aldrov., Ornithol., t. Ier, p. 700. Athénée renchérit encore là-dessus.
  3. Oppian, De aucupio.
  4. Aristote, qui attribue cette absurdité à Anaxagore, a bien voulu la réfuter sérieusement, en disant que les corbeaux femelles avaient une vulve et des ovaires… que si la semence du mâle passait par le ventricule de la femelle, elle s’y digérerait et ne produirait rien. De Generatione, lib. iii, cap. vi.