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scares[1], et à en composer des mets insipides, qui n’avaient d’autre mérite que de supposer une dépense prodigieuse et un luxe excessivement destructeur.

Dans ces temps-là un troupeau de cent de ces oiseaux pouvait rendre soixante mille sesterces, en n’exigeant de celui à qui on en confiait le soin que trois paons par couvée[2] ; ces soixante mille sesterces reviennent, selon l’évaluation de Gassendi, à dix ou douze mille francs ; chez les Grecs, le mâle et la femelle se vendaient mille drachmes[3], ce qui revient à huit cent quatre-vingt-sept livres dix sous, selon la plus forte évaluation, et à vingt-quatre livres, selon la plus faible ; mais il paraît que cette dernière est beaucoup trop faible, sans quoi le passage suivant d’Athénée ne signifierait rien : « N’y a-t-il pas de la fureur à nourrir des paons dont le prix n’est pas moindre que celui des statues[4] ? » Ce prix était bien tombé au commencement du xvie siècle, puisque dans la Nouvelle Coutume du Bourbonnais, qui est de 1521, un paon n’était estimé que deux sous six deniers de ce temps-là, que M. Dupré de Saint-Maur évalue à trois livres quinze sous d’aujourd’hui ; mais il paraît que, peu après cette époque, le prix de ces oiseaux se releva ; car Bruyer nous apprend qu’aux environs de Lisieux, où on avait la facilité de les nourrir avec du marc de cidre, on en élevait des troupeaux dont on tirait beaucoup de profit, parce que, comme ils étaient fort rares dans le reste du royaume, on en envoyait de là dans toutes les grandes villes pour les repas d’appareil[5] : au reste, il n’y a guère que les jeunes que l’on puisse manger, les vieux sont trop durs, et d’autant plus durs que leur chair est naturellement fort sèche ; et c’est sans doute à cette qualité qu’elle doit la propriété singulière, et qui paraît assez avérée, de se conserver sans corruption pendant plusieurs années[6]. On en sert cependant quelquefois de vieux, mais c’est plus pour l’appareil que pour l’usage, car on les sert revêtus de leurs belles plumes ; et c’est une recherche de luxe assez bien entendue, que l’élégance industrieuse des modernes a ajoutée à la magnificence effrénée des anciens : c’était sur un paon ainsi préparé que nos anciens chevaliers faisaient, dans les grandes occasions, leur vœu appelé le vœu du paon[7].

On employait autrefois les plumes du paon à faire des espèces d’éventails[8] ; on en formait des couronnes, en guise de laurier, pour les poètes appelés troubadours[9] ; Gesner a vu une étoffe dont la chaîne était de soie

  1. Suétone, dans la Vie de ces empereurs.
  2. Varro, de Re rusticâ, lib. iii, cap. vi.
  3. Ælian., Hist. animal., lib. v, cap. xxi.
  4. « An non furiosum est alere domi pavones, cùm eorum pretio queant emi statuæ ? » Anaxandrides apud Athenæum, lib. xiv, cap. xxv.
  5. J. Bruyer., de Re cibariâ, lib. xv, cap. xxviii.
  6. Voyez S. August., de Civitate Dei, lib. xxi, cap. iv. — Aldrov., Avi., t. II, p. 27.
  7. Voyez Mém. de l’Acad. des Inscriptions, t. XX, p. 636.
  8. Frisch, planche cxviii.
  9. Traité des tournois, par le P. Ménestrier, p. 40.