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Une seconde cause qui vient à l’appui de la première, et qui doit rendre l’instinct de l’oiseau différent de celui du quadrupède, c’est l’élément qu’il habite et qu’il peut parcourir sans toucher à la terre. L’oiseau connaît peut-être mieux que l’homme tous les degrés de la résistance de l’air, de sa température à différentes hauteurs, de sa pesanteur relative, etc. Il prévoit plus que nous, il indiquerait mieux que nos baromètres et nos thermomètres les variations, les changements qui arrivent à cet élément mobile ; mille et mille fois il a éprouvé ses forces contre celles du vent, et plus souvent encore il s’en est aidé pour voler plus vite et plus loin. L’aigle, en s’élevant au-dessus des nuages[1], peut passer tout à coup de l’orage dans le calme, jouir d’un ciel serein et d’une lumière pure, tandis que les autres animaux dans l’ombre sont battus de la tempête ; il peut en vingt-quatre heures changer de climat, et, planant au-dessus des différentes contrées, s’en former un tableau dont l’homme ne peut avoir d’idée. Nos plans a vue d’oiseau, qui sont si longs, si difficiles à faire avec exactitude, ne nous donnent encore que des notions imparfaites de l’inégalité relative des surfaces qu’ils représentent : l’oiseau, qui a la puissance de se placer dans les vrais points de vue, et de les parcourir promptement et successivement en tout sens, en voit plus, d’un coup d’œil, que nous ne pouvons en estimer, en juger, par nos raisonnements, même appuyés de toutes les combinaisons de notre art ; et le quadrupède borné, pour ainsi dire, à la motte de terre sur laquelle il est né, ne connaît que sa vallée, sa montagne ou sa plaine ; il n’a nulle idée de l’ensemble des surfaces, nulle notion des grandes distances, nul désir de les parcourir ; et c’est par cette raison que les grands voyages et les migrations sont aussi rares parmi les quadrupèdes qu’elles sont fréquentes dans les oiseaux ; c’est ce désir, fondé sur la connaissance des lieux éloignés, sur la puissance qu’ils se sentent de s’y rendre en peu de temps, sur la notion anticipée des changements de l’atmosphère et de l’arrivée des saisons, qui les détermine à partir ensemble et d’un commun accord : dès que les vivres commencent à leur manquer[NdÉ 1], dès que le froid

  1. On peut démontrer que l’aigle et les autres oiseaux de haut vol s’élèvent à une hauteur supérieure à celle des nuages, en partant même du milieu d’une plaine, et sans supposer qu’ils gagnent les montagnes qui pourraient leur servir d’échelons ; car on les voit s’élever si haut qu’ils disparaissent à notre vue. Or, l’on sait qu’un objet éclairé par la lumière du jour ne disparaît à nos yeux qu’à la distance de trois mille quatre cent trente-six fois son diamètre, et que par conséquent si l’on suppose l’oiseau placé perpendiculairement au-dessus de l’homme qui le regarde, et que le diamètre du vol ou l’envergure de cet oiseau soit de
  1. On voit par ces mots « dès que les vivres commencent à leur manquer » que Buffon n’a pas méconnu la cause véritable des migrations des oiseaux. Il apprécie très exactement le rôle joué par ce que l’on a appelé l’instinct dans le fait de la migration, quand il nous montre les parents réunissant leurs enfants pour leur « communiquer ce même désir de changer de climat, que ceux-ci ne peuvent avoir acquis par aucune notion, aucune connaissance, aucune expérience précédente. » On ne saurait aujourd’hui dire mieux ni plus nettement.