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large sternum qui lui tient lieu de cuirasse, munie d’une seconde cuirasse d’insensibilité, elle s’aperçoit à peine des petites atteintes du dehors, et elle sait se soustraire aux grands dangers par la rapidité de sa fuite ; si quelquefois elle se défend, c’est avec le bec, avec les piquants de ses ailes[1], et surtout avec les pieds. Thévenot en a vu une qui, d’un coup de pied, renversa un chien[2]. Belon dit, dans son vieux langage, qu’elle pourrait ainsi ruer par terre un homme qui fuirait devant elle[3], mais qu’elle jette, en fuyant, des pierres à ceux qui la poursuivent[4] ; j’en doute beaucoup, et d’autant plus que la vitesse de sa course en avant serait autant de retranché sur celle des pierres qu’elle lancerait en arrière, et que ces deux vitesses opposées étant à peu près égales, puisqu’elles ont toutes deux pour principe le mouvement des pieds, elles se détruiraient nécessairement : d’ailleurs, ce fait, avancé par Pline et répété par beaucoup d’autres, ne me paraît point avoir été confirmé par aucun moderne digne de foi, et l’on sait que Pline avait beaucoup plus de génie que de critique.

Léon l’Africain a dit que l’autruche était privée du sens de l’ouïe[5] ; cependant nous avons vu plus haut qu’elle paraissait avoir tous les organes d’où dépendent les sensations de ce genre, l’ouverture des oreilles est même fort grande, et n’est point ombragée par les plumes ; ainsi il est probable ou qu’elle n’est sourde qu’en certaines circonstances, comme le tetras, c’est-à-dire dans la saison de l’amour, ou qu’on a imputé quelquefois à surdité ce qui n’était que l’effet de la stupidité[NdÉ 1].

C’est aussi dans la même saison, selon toute apparence, qu’elle fait entendre sa voix ; elle la fait rarement entendre, car très peu de personnes en ont

  1. Albert, de animal., apud Gesn., p. 742.
  2. Voyages de Thévenot, t. Ier, p. 313.
  3. Belon, Hist. nat. des oiseaux, p. 233.
  4. « Ungulæ iis… bisulcæ, comprehendendis lapidibus utileos, quos in fugà contra sequentes ingerunt. » Lib. x, cap. i.
  5. Descriptio Africæ, lib. ix.
  1. D’après Brehm, l’ouïe de l’autruche est très fine. Quant à sa vue, on prétend qu’elle s’étend à plus de deux milles. L’odorat, le goût et le toucher sont très obtus. Brehm écrit, à propos de son intelligence : « À mon avis, l’autruche est un des oiseaux les plus stupides qui existent. Elle est très défiante ; ce point ne fait aucun doute. À chaque apparition inaccoutumée, elle fuit à toutes jambes, mais elle ne sait pas juger le danger, et un animal inoffensif peut la jeter dans le plus grand trouble. Elle vit au milieu des zèbres, si prudents et si rusés, et tire bénéfice de leur prudence ; mais ce n’est pas elle qui se réunit aux zèbres, ce sont plutôt les zèbres qui se joignent à elle pour profiter du signal de fuite que leur donne un oiseau aussi craintif, et que sa haute taille prédispose déjà au rôle de sentinelle. La conduite des autruches captives indique aussi combien peu elles sont intelligentes. Elles s’habituent, il est vrai, à leur maître, et plus encore à une certaine localité ; mais elles n’apprennent rien et suivent aveuglément toutes les idées qui ont pu éclore dans leur faible cerveau. Des corrections les effrayent pour le moment mais ne servent pas pour l’avenir ; au bout de quelques minutes, elles recommencent ce qui les a fait châtier ; elles craignent le fouet tant qu’elles le sentent. »