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se garder de croire que ce n’est qu’une variété. N’est-ce pas ajouter des fables à des absurdités ? et peut-on présenter le résultat des contes de bonnes femmes, ou les visions mensongères de quelques voyageurs suspects, comme faisant partie principale du système de la nature ? De plus, ne vaudrait-il pas mieux se taire sur les choses qu’on ignore que d’établir des caractères essentiels et des différences générales sur des erreurs grossières, en assurant, par exemple, que dans tous les animaux à mamelles, la femme[1] seule a un clitoris ; tandis que nous savons par la dissection que nous avons vu faire de plus de cent espèces d’animaux, que le clitoris ne manque à aucune femelle ? Mais j’abandonne cette critique, qui cependant pourrait être beaucoup plus longue, parce qu’elle ne fait point ici mon principal objet ; j’en ai dit assez pour que l’on soit en garde contre les erreurs, tant générales que particulières, qui ne se trouvent nulle part en aussi grand nombre que dans ces ouvrages de nomenclature, parce que, voulant y tout comprendre, on est forcé d’y réunir tout ce que l’on ne sait pas au peu qu’on sait.

En tirant des conséquences générales de tout ce que nous avons dit, nous trouverons que l’homme est le seul des êtres vivants dont la nature soit assez forte, assez étendue, assez flexible pour pouvoir subsister, se multiplier partout, et se prêter aux influences de tous les climats de la terre ; nous verrons évidemment qu’aucun des animaux n’a obtenu ce grand privilège ; que, loin de pouvoir se multiplier partout, la plupart sont bornés et confinés dans de certains climats, et même dans des contrées particulières. L’homme est en tout l’ouvrage du ciel ; les animaux ne sont à beaucoup d’égards que des productions de la terre ; ceux d’un continent ne se trouvent pas dans l’autre ; ceux qui s’y trouvent sont altérés, rapetissés, changés souvent au point d’être méconnaissables : en faut-il plus pour être convaincu que l’empreinte de leur forme n’est pas inaltérable, que leur nature, beaucoup moins constante que celle de l’homme, peut se varier et même se changer absolument avec le temps, que par la même raison les espèces les moins parfaites, les plus délicates, les plus pesantes, les moins agissantes, les moins armées, etc., ont déjà disparu ou disparaîtront[NdÉ 1] ? leur état, leur vie, leur être, dépendent de la forme que l’homme donne ou laisse à la surface de la terre.

Le prodigieux mammouth, animal quadrupède, dont nous avons souvent considéré les ossements énormes avec étonnement, et que nous avons jugé six fois au moins plus grand que le plus fort éléphant, n’existe plus nulle part ; et cependant on a trouvé de ses dépouilles en plusieurs endroits éloignés les uns des autres, comme en Irlande, en Sibérie, à la Louisiane, etc. Cette espèce était certainement la première, la plus grande, la plus forte de

  1. Linnæi, Syst. nat., edit. X, p. 24 et 25.
  1. Dans cette phrase se trouve en germe toute la théorie de la lutte pour l’existence et de la sélection naturelle que Darwin développera cent ans plus tard.