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l’homme remplira le vide de ces terres immenses qui n’étaient qu’un désert lorsqu’on les découvrit.

Les premiers historiens qui ont écrit les conquêtes des Espagnols ont, pour augmenter la gloire de leurs armes, prodigieusement exagéré le nombre de leurs ennemis : ces historiens pourront-ils persuader à un homme sensé qu’il y avait des millions d’hommes à Saint-Domingue et à Cuba, lorsqu’ils disent en même temps qu’il n’y avait parmi tous ces hommes ni monarchie, ni république, ni presque aucune société ; et quand on sait d’ailleurs que, dans ces deux grandes îles voisines l’une de l’autre, et en même temps peu éloignées de la terre ferme du continent, il n’y avait en tout que cinq espèces d’animaux quadrupèdes, dont la plus grande était à peu près de la grosseur d’un écureuil ou d’un lapin. Rien ne prouve mieux que ce fait combien la nature était vide et déserte dans cette terre nouvelle. « On ne trouva, dit de Laet, dans l’île de Saint-Domingue, que fort peu d’espèces d’animaux à quatre pieds, comme le hutias, qui est un petit animal peu différent de nos lapins, mais un peu plus petit, avec les oreilles plus courtes et la queue comme une taupe… Le chemi, qui est presque de la même forme, mais un peu plus grand que le hutias… Le mohui, un peu plus petit que le hutias… Le cori, pareil en grandeur au lapin, ayant la gueule comme une taupe, sans queue, les jambes courtes ; il y en a de blancs et de noirs, et plus souvent mêlés des deux : c’est un animal domestique et grandement privé… De plus, une petite espèce de chiens qui étaient absolument muets ; aujourd’hui il y a fort peu de tous ces animaux, parce que les chiens d’Europe les ont détruits[1]. Il n’y avait, dit Acosta, aux îles de Saint-Domingue et de Cuba, non plus qu’aux Antilles, presque aucuns animaux du nouveau continent de l’Amérique, et pas un seul des animaux semblables à ceux d’Europe[2]… Tout ce qu’il y a aux Antilles, dit le P. du Tertre, de moutons, de chèvres, de chevaux, de bœufs, d’ânes, tant dans la Guadeloupe que dans les autres îles habitées par les François, a été apporté par eux ; les Espagnols n’y en mirent aucun, comme ils ont fait dans les autres îles, d’autant que les Antilles étant dans ce temps toutes couvertes de bois, le bétail n’y aurait pu subsister sans herbages[3]. » M. Fabry, que j’ai déjà eu occasion de citer dans cet ouvrage, qui avait erré pendant quinze mois dans les terres de l’ouest de l’Amérique, au delà du fleuve Mississipi, m’a assuré qu’il avait fait souvent trois et quatre cents lieues sans rencontrer un seul homme. Nos officiers, qui ont été de Québec à la belle rivière d’Ohio, et

  1. Voyez l’Histoire du nouveau monde, par Jean de Laet. Leyde, 1640, liv. i, chap. iv, p. 5. Voyez aussi l’Histoire de l’isle Saint-Domingue, par le P. Charlevoix. Paris, 1730, t. Ier, p. 35.
  2. Voyez l’Histoire naturelle des Indes, par Joseph Acosta, traduction de Renaud. Paris, 1600, p. 144 et suiv.
  3. Voyez l’Histoire générale des Antilles, par le P. du Tertre. Paris, 1667, t. II, p. 289 et suiv., où l’on doit observer qu’il y a plusieurs choses empruntées de Joseph Acosta.