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Un grand défaut ou, pour mieux dire, un vice très fréquent dans l’ordre des connaissances humaines, c’est qu’une petite erreur particulière et souvent nominale, qui ne devrait occuper que sa petite place en attendant qu’on la détruise, se répand sur toute la chaîne des choses qui peuvent y avoir rapport, et devient par là une erreur de fait, une très grande erreur, et forme un préjugé général plus difficile à déraciner que l’opinion particulière qui lui sert de base. Un mot, un nom qui, comme le mot mulet, n’a dû et ne devrait encore représenter que l’idée particulière de l’animal provenant de l’âne et de la jument, a été mal à propos appliqué à l’animal provenant du cheval et de l’ânesse, et ensuite encore plus mal à tous les animaux quadrupèdes et à tous les oiseaux d’espèces mélangées. Et comme dans sa première acception, ce mot mulet renfermait l’idée de l’infécondité ordinaire de l’animal provenant de l’âne et de la jument, on a, sans autre examen, transporté cette même idée d’infécondité à tous les êtres auxquels on a donné le même nom de mulet ; je dis à tous les êtres, car, indépendamment des animaux quadrupèdes, des oiseaux, des poissons, on a fait aussi des mulets dans les plantes, auxquels on a, sans hésiter, donné, comme à tous les autres mulets, le défaut général de l’infécondité, tandis que, dans le réel, aucun de ces êtres métis n’est absolument infécond, et que de tous, le mulet proprement dit, c’est-à-dire l’animal qui seul doit porter ce nom, est aussi le seul dont l’infécondité, sans être absolue, soit assez positive pour qu’on puisse le regarder comme moins fécond qu’aucun autre, c’est-à-dire comme infécond dans l’ordre ordinaire de la nature, en comparaison des animaux d’espèce pure, et même des autres animaux d’espèce mixte.

Tous les mulets, dit le préjugé, sont des animaux viciés qui ne peuvent produire ; aucun animal, quoique provenant de deux espèces, n’est absolument infécond, disent l’expérience et la raison : tous au contraire peuvent produire, et il n’y a de différence que du plus au moins ; seulement on doit observer que dans les espèces pures, ainsi que dans les espèces mixtes, il y a de grandes différences dans la fécondité[NdÉ 1]. Dans les premières, les unes, comme les poissons, les insectes, etc., se multiplient chaque année par milliers, par centaines ; d’autres, comme les oiseaux et les petits animaux quadrupèdes, se reproduisent par vingtaines, par douzaines ; d’autres enfin, comme l’homme et tous les grands animaux, ne se reproduisent qu’un à un. Le nombre dans la production est, pour ainsi dire, en raison inverse de la grandeur des animaux. Le cheval et l’âne ne produisent qu’un par an, et dans le même espace de temps les souris, les mulots, les cochons d’Inde, produisent trente ou quarante. La fécondité de ces petits animaux est donc trente ou quarante fois plus grande ; et en faisant une échelle des différents

  1. Toutes ces observations sont fort remarquables. Elles renversent la barrière soi-disant infranchissable que certains naturalistes ont essayé d’élever entre les espèces, en s’appuyant sur l’infécondité de leurs hybrides.