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pour la première fois, et depuis deux fois par jour pendant deux semaines environ. Ils restaient attachés près d’un quart d’heure à chaque fois, pendant lequel temps la louve paraissait souffrir beaucoup et se plaindre, et le chien point du tout. Trois semaines après, on s’aperçut aisément qu’elle était pleine. Le 6 juin, elle donna ses petits au nombre de quatre, qu’elle nourrit encore à présent, quoiqu’ils aient cinq semaines, et des dents très pointues et assez longues. Ils ressemblent parfaitement à des petits chiens, ayant les oreilles assez longues et pendantes. Il y en a un qui est tout à fait noir, avec la poitrine blanche, qui était la couleur du chien. Les autres auront, à ce que je crois, la couleur de la louve. Ils ont tous le poil beaucoup plus rude que les chiens ordinaires. Il n’y a qu’une chienne qui est venue avec la queue très courte, de même que le chien, qui n’en avait presque pas. Ils promettent d’être grands, forts et très méchants. La mère en a un soin extraordinaire… Je doute si je la garderai davantage, en ayant été dégoûté par un accident qui est arrivé à mon cocher, qui en a été mordu à la cuisse si fort qu’il a été six semaines sur son lit sans pouvoir se bouger ; mais je parierais volontiers qu’en la gardant elle aura encore des petits avec ce même chien, qui est blanc avec de grandes taches noires sur le dos. Je crois, Monsieur, avoir répondu, par ce détail, à vos observations, et j’espère que vous ne douterez plus de la vérité de cet événement singulier. »

Je n’en doute pas en effet, et je suis bien aise d’avoir l’occasion d’en témoigner publiquement ma reconnaissance. C’est beaucoup gagner que d’acquérir dans l’histoire de la nature un fait rare ; les moyens sont toujours difficiles, et, comme l’on voit, très souvent dangereux ; c’était par cette dernière raison que j’avais séquestré ma louve et mon chien de toute société ; je craignais les accidents en laissant vivre la louve en liberté ; j’avais précédemment élevé un jeune loup, qui, jusqu’à l’âge d’un an, n’avait fait aucun mal et suivait son maître à peu près comme un chien ; mais, dès la seconde année, il commit tant d’excès qu’il fallut le condamner à la mort : j’étais donc assuré que ces animaux, quoique adoucis par l’éducation, reprennent avec l’âge leur férocité naturelle ; et en voulant prévenir les inconvénients qui ne peuvent manquer d’en résulter, et tenant ma louve toujours enfermée avec le chien, j’avoue que je n’avais pas senti que je prenais une mauvaise méthode, car, dans cet état d’esclavage et d’ennui, le naturel de la louve, au lieu de s’adoucir, s’aigrit au point qu’elle était plus féroce que dans l’état de nature ; et le chien, ayant été séparé de si bonne heure de ses semblables et de toute société, avait pris un caractère sauvage et cruel, que la mauvaise humeur de la louve ne faisait qu’irriter ; en sorte que, dans les deux dernières années, leur antipathie devint si grande qu’ils ne cherchaient qu’à s’entre-dévorer. Dans l’épreuve de M. le marquis de Spontin, tout s’est passé différemment : le chien était dans l’état ordinaire, il avait toute la douceur et