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Namur, le 14 juillet 1773.

« J’ai lu avec beaucoup d’intérêt les réflexions judicieuses que vous faites à M. Surirey de Boissy, que j’avais prié de vous mander pendant mon absence un événement auquel je n’osais encore m’attendre, malgré la force des apparences, par l’opinion que j’avais et que j’aurai toujours, comme le reste du monde, de l’excellence et du mérite des savants ouvrages dont vous avez bien voulu nous éclairer. Cependant, soit l’effet du hasard ou d’une de ces bizarreries de la nature, qui, comme vous dites, se plaît quelquefois à sortir des règles générales, le fait est incontestable, comme vous allez en convenir vous-même, si vous voulez bien ajouter foi à ce que j’ai l’honneur de vous écrire, ce dont j’ose me flatter, d’autant plus que je pourrais autoriser le tout de l’aveu de deux cents personnes au moins, qui, comme moi, ont été témoins de tous les faits que je vais avoir l’honneur de vous détailler. Cette louve avait tout au plus trois jours quand je l’achetai d’un paysan qui l’avait prise dans le bois, après en avoir tué la mère. Je lui fis sucer du lait pendant quelques jours jusqu’à ce qu’elle pût manger de la viande. Je recommandai à ceux qui devaient en avoir soin de la caresser, de la tourmenter continuellement pour tâcher de l’apprivoiser au moins avec eux ; elle finit par devenir si familière que je pouvais la mener à la chasse dans les bois, jusqu’à une lieue de la maison sans risquer de la perdre ; elle est même revenue quelquefois seule pendant la nuit, les jours que je n’avais pu la ramener. J’étais beaucoup plus sûr de la garder auprès de moi quand j’avais un chien, car elle les a toujours beaucoup aimés, et ceux qui avaient perdu leur répugnance naturelle jouaient avec elle comme si c’eût été deux animaux de la même espèce. Jusque-là elle n’avait fait la guerre qu’aux chats et aux poules qu’elle étranglait d’abord, sans en vouloir manger. Dès qu’elle eut atteint un an, sa férocité s’étendit plus loin, et je commençai à m’apercevoir qu’elle en voulait aux moutons et aux chiennes, surtout si elles étaient en folie. Dès lors je lui ôtai la liberté, et je la faisais promener à la chaîne et muselée, car il lui est arrivé souvent de se jeter sur son conducteur, qui la contrariait. Elle avait un an au moins, quand je lui fis faire la connaissance du chien qui l’a couverte. Elle est en ville dans mon jardin, à la chaîne depuis les derniers jours du mois de novembre passé. Plus de trois cents personnes sont venues la voir dans ce temps. Je suis logé presque au centre de la ville, ainsi on ne peut supposer qu’un loup serait venu la trouver. Dès qu’elle commença à entrer en chaleur, elle prit un tel goût pour le chien, et le chien pour elle, qu’ils hurlaient affreusement de part et d’autre quand ils n’étaient pas ensemble. Elle a été couverte le 28 mars