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que des amas superflus, amas accumulés sans vues, sans connaissance de l’avenir, puisque par cette connaissance même elles en auraient prévu toute l’inutilité. N’est-il pas très naturel que des animaux qui ont une demeure fixe où ils sont accoutumés à transporter les nourritures dont ils ont actuellement besoin et qui flattent leur appétit, en transportent beaucoup plus qu’il ne leur en faut, déterminés par le sentiment seul et par le plaisir de l’odorat ou de quelques autres de leurs sens, et guidés par l’habitude qu’ils ont prise d’emporter leurs vivres pour les manger en repos ? Cela même ne démontre-t-il pas qu’ils n’ont que du sentiment et point de raisonnement ? C’est par la même raison que les abeilles ramassent beaucoup plus de cire et de miel qu’il ne leur en faut ; ce n’est donc point du produit de leur intelligence, c’est des effets de leur stupidité que nous profitons : car l’intelligence les porterait nécessairement à ne ramasser qu’à peu près autant qu’elles ont besoin, et à s’épargner la peine de tout le reste, surtout après la triste expérience que ce travail est en pure perte, qu’on leur enlève tout ce qu’elles ont de trop, qu’enfin cette abondance est la seule cause de la guerre qu’on leur fait, et la source de la désolation et du trouble de leur société. Il est si vrai que ce n’est que par sentiment aveugle qu’elles travaillent, qu’on peut les obliger à travailler, pour ainsi dire, autant que l’on veut : tant qu’il y a des fleurs qui leur conviennent dans le pays qu’elles habitent, elles ne cessent d’en tirer le miel et la cire ; elles ne discontinuent leur travail et ne finissent leur récolte que parce quelles ne trouvent plus rien à ramasser. On a imaginé de les transporter et de les faire voyager dans d’autres pays où il y a encore des fleurs, alors elles reprennent le travail, elles continuent à ramasser, à entasser jusqu’à ce que les fleurs de ce nouveau canton soient épuisées ou flétries ; et si on les porte dans un autre qui soit encore fleuri, elles continueront de même à recueillir, à amasser : leur travail n’est donc point une prévoyance ni une peine qu’elles se donnent dans la vue de faire des provisions pour elles, c’est au contraire un mouvement dicté par le sentiment, et ce mouvement dure et se renouvelle autant et aussi longtemps qu’il existe des objets qui y sont relatifs.

Je me suis particulièrement informé des mulots, et j’ai vu quelques-uns de leurs trous ; ils sont ordinairement divisés en deux : dans l’un ils font leurs petits, dans l’autre ils entassent tout ce qui flatte leur appétit. Lorsqu’ils font eux-mêmes leurs trous, ils ne les font pas grands, et alors ils ne peuvent y placer qu’une assez petite quantité de graines ; mais lorsqu’ils trouvent sous le tronc d’un arbre un grand espace, ils s’y logent et ils le remplissent, autant qu’ils peuvent, de blé, de noix, de noisettes, de glands, selon les pays qu’ils habitent : en sorte que la provision, au lieu d’être proportionnée au besoin de l’animal, ne l’est au contraire qu’à la capacité du lieu.

Voilà donc déjà les provisions des fourmis, des mulots, des abeilles,