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des degrés des qualités intrinsèques de chaque animal, en prenant pour premier terme la partie matérielle de l’homme, et plaçant successivement les animaux à différentes distances, selon qu’en effet ils en approchent ou s’en éloignent davantage, tant par la forme extérieure que par l’organisation intérieure : en sorte que le singe, le chien, l’éléphant et les autres quadrupèdes seront au premier rang ; les cétacés, qui, comme les quadrupèdes et l’homme, ont de la chair et du sang, qui sont comme eux vivipares, seront au second, les oiseaux au troisième, parce qu’à tout prendre ils diffèrent de l’homme plus que les cétacés et que les quadrupèdes ; et s’il n’y avait pas des êtres qui, comme les huîtres ou les polypes, semblent en différer autant qu’il est possible, les insectes seraient avec raison les bêtes du dernier rang.

Mais, si les animaux sont dépourvus d’entendement, d’esprit et de mémoire, s’ils sont privés de toute intelligence, si toutes leurs facultés dépendent de leurs sens, s’ils sont bornés à l’exercice et à l’expérience du sentiment seul, d’où peut venir cette espèce de prévoyance qu’on remarque dans quelques-uns d’entre eux ? Le seul sentiment peut-il faire qu’ils ramassent des vivres pendant l’été pour subsister pendant l’hiver ? ceci ne suppose-t-il pas une comparaison des temps, une notion de l’avenir, une inquiétude raisonnée ? pourquoi trouve-t-on à la fin de l’automne, dans le trou d’un mulot, assez de glands pour le nourrir jusqu’à l’été suivant ? pourquoi cette abondante récolte de cire et de miel dans les ruches ? pourquoi les fourmis font-elles des provisions ? pourquoi les oiseaux feraient-ils des nids, s’ils ne savaient pas qu’ils en auront besoin pour y déposer leurs œufs et y élever leurs petits, etc., et tant d’autres faits particuliers que l’on raconte de la prévoyance des renards, qui cachent leur gibier en différents endroits pour le retrouver au besoin et s’en nourrir pendant plusieurs jours ; de la subtilité raisonnée des hiboux, qui savent ménager leur provision de souris en leur coupant les pattes pour les empêcher de fuir ; de la pénétration merveilleuse des abeilles, qui savent d’avance que leur reine doit pondre dans un tel temps tel nombre d’œufs d’une certaine espèce dont il doit sortir des vers de mouches mâles, et tel autre nombre d’œufs d’une autre espèce qui doivent produire les mouches neutres, et qui, en conséquence de cette connaissance de l’avenir, construisent tel nombre d’alvéoles plus grandes pour les premières, et tel autre nombre d’alvéoles plus petites pour les secondes, etc.

Avant que de répondre à ces questions, et même de raisonner sur ces faits, il faudrait être assuré qu’ils sont réels et avérés, il faudrait qu’au lieu d’avoir été racontés par le peuple ou publiés par des observateurs amoureux du merveilleux, ils eussent été vus par des gens sensés, et recueillis par des philosophes : je suis persuadé que toutes les prétendues merveilles disparaîtraient, et qu’en y réfléchissant on trouverait la cause de chacun de ces effets en particulier. Mais admettons pour un instant la vérité de tous ces faits ; accordons, avec ceux qui les racontent, le pressentiment, la pré-