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qui le cherche et veut le trouver attentif à conduire une république de mouches, et fort occupé de la manière dont se doit plier l’aile d’un scarabée ?

Il y a parmi certains animaux une espèce de société qui semble dépendre du choix de ceux qui la composent, et qui, par conséquent, approche bien davantage de l’intelligence et du dessein, que la société des abeilles, qui n’a d’autre principe qu’une nécessité physique : les éléphants, les castors, les singes, et plusieurs autres espèces d’animaux se cherchent, se rassemblent, vont par troupes, se secourent, se défendent, s’avertissent et se soumettent à des allures communes : si nous ne troublions pas si souvent ces sociétés, et que nous pussions les observer aussi facilement que celles des mouches, nous y verrions sans doute bien d’autres merveilles, qui cependant ne seraient que des rapport et des convenances physiques. Qu’on mette ensemble et dans un même lieu un grand nombre d’animaux de même espèce, il en résultera nécessairement un certain arrangement, un certain ordre, de certaines habitudes communes, comme nous le dirons dans l’histoire du daim, du lapin, etc. Or toute habitude commune, bien loin d’avoir pour cause le principe d’une intelligence éclaircie, ne suppose, au contraire, que celui d’une aveugle imitation.

Parmi les hommes, la société dépend moins des convenances physiques que des relations morales[NdÉ 1]. L’homme a d’abord mesuré sa force et sa faiblesse, il a comparé son ignorance et sa curiosité, il a senti que seul il ne pouvait suffire ni satisfaire par lui-même à la multiplicité de ses besoins, il a reconnu l’avantage qu’il aurait à renoncer à l’usage illimité de sa volonté pour acquérir un droit sur la volonté des autres, il a réfléchi sur l’idée du bien et du mal, il l’a gravée au fond de son cœur à la faveur de la lumière naturelle qui lui a été départie par la bonté du Créateur, il a vu que la solitude n’était pour lui qu’un état de danger et de guerre, il a cherché la sûreté et la paix dans la société, il y a porté ses forces et ses lumières pour les augmenter en les réunissant à celles des autres : cette réunion est de l’homme l’ouvrage le meilleur, c’est de sa raison l’usage le plus sage. En effet il n’est tranquille, il n’est fort, il n’est grand, il ne commande à l’univers, que parce qu’il a su se commander à lui-même, se dompter, se soumettre et s’imposer des lois ; l’homme, en un mot, n’est homme que parce qu’il a su se réunir à l’homme.

Il est vrai que tout a concouru à rendre l’homme sociable : car, quoique les grandes sociétés, les sociétés policées, dépendent certainement de l’usage et quelquefois de l’abus qu’il a fait de sa raison, elles ont sans doute été précédées par de petites sociétés qui ne dépendaient, pour ainsi dire, que de la nature. Une famille est une société naturelle, d’autant plus stable, d’autant mieux fondée qu’il y a plus de besoins, plus de causes d’attachement. Bien

  1. Elle dépend, à la fois, de l’une et de l’autre.