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moins. Y a-t-il, en effet, rien de plus gratuit que cette admiration pour les mouches, et que ces vues morales qu’on voudrait leur prêter, que cet amour du bien commun qu’on leur suppose, que cet instinct singulier qui équivaut à la géométrie la plus sublime, instinct qu’on leur a nouvellement accorde, par lequel les abeilles résolvent sans hésiter le problème de bâtir le plus solidement qu’il soit possible dans le moindre espace possible, et avec la plus grande économie possible[NdÉ 1] ? que penser de l’excès auquel on a porté le détail de ces éloges ? car enfin une mouche ne doit pas tenir dans la tête d’un naturaliste plus de place qu’elle n’en tient dans la nature ; et cette république merveilleuse ne sera jamais, aux yeux de la raison, qu’une foule de petites bêtes qui n’ont d’autre rapport avec nous que celui de nous fournir de la cire et du miel.

Ce n’est point la curiosité que je blâme ici, ce sont les raisonnements et les exclamations : qu’on ait observé avec attention leurs manœuvres, qu’on ait suivi avec soin leurs procédés et leur travail, qu’on ait décrit exactement leur génération, leur multiplication, leurs métamorphoses, etc., tous ces objets peuvent occuper le loisir d’un naturaliste ; mais c’est la morale, c’est la théologie[NdÉ 2] des insectes que je ne puis entendre prêcher ; ce sont les merveilles que les observateurs y mettent et sur lesquelles ensuite ils se récrient, comme si elles y étaient en effet, qu’il faut examiner ; c’est cette intelligence, cette prévoyance, cette connaissance même de l’avenir qu’on leur accorde avec tant de complaisance, et que cependant on doit leur refuser rigoureusement, que je vais tâcher de réduire à sa juste valeur.

Les mouches solitaires n’ont, de l’aveu de ces observateurs, aucun esprit en comparaison des mouches qui vivent ensemble ; celles qui ne forment que de petites troupes en ont moins que celles qui sont en grand nombre, et les abeilles, qui de toutes sont peut-être celles qui forment la société la plus nombreuse, sont aussi celles qui ont le plus de génie. Cela seul ne suffit-il pas pour faire penser que cette apparence d’esprit ou de génie n’est qu’un résultat purement mécanique, une combinaison de mouvement proportionnelle au nombre, un rapport qui n’est compliqué que parce qu’il dépend de plusieurs milliers d’individus ? Ne sait-on pas que tout rapport, tout désordre même, pourvu qu’il soit constant, nous paraît une harmonie dès que nous en ignorons les causes, et que de la supposition de cette apparence d’ordre à celle de l’intelligence il n’y a qu’un pas, les hommes aimant mieux admirer qu’approfondir ?

On conviendra donc d’abord, qu’à prendre les mouches une à une, elles

  1. Buffon ne résiste jamais au plaisir de décocher un trait railleur à Réaumur. J’en ai dit les motifs dans mon Introduction ; mais cela l’entraîne plus d’une fois à remplacer les idées justes de son adversaire par des opinions erronées.
  2. Cette critique s’adresse à Lesser qui venait de publier un ouvrage intitulé : Théologie des Insectes, et au naturaliste Lyonnet, qui en avait fait la traduction.