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soumet la raison, mais il la pervertit et s’en sert comme d’un moyen de plus ; on ne pense et on n’agit que pour approuver et pour satisfaire sa passion. Tant que cette ivresse dure on est heureux ; les contradictions et les peines extérieures semblent resserrer encore l’unité de l’intérieur, elles fortifient la passion, elles en remplissent les intervalles languissants, elles réveillent l’orgueil, et achèvent de tourner toutes nos vues vers le même objet et toutes nos puissances vers le même but.

Mais ce bonheur va passer comme un songe ; le charme disparaît, le dégoût suit, un vide affreux succède à la plénitude des sentiments dont on était occupé. L’âme, au sortir de ce sommeil léthargique, a peine à se reconnaître ; elle a perdu par l’esclavage l’habitude de commander, elle n’en a plus la force, elle regrette même la servitude, et cherche un nouveau maître, un nouvel objet de passion qui disparaît bientôt à son tour, pour être suivi d’un autre qui dure encore moins : ainsi les excès et les dégoûts se multiplient, les plaisirs fuient, les organes s’usent, le sens matériel, loin de pouvoir commander, n’a plus la force d’obéir. Que reste-t-il à l’homme après une telle jeunesse ? un corps énervé, une âme amollie, et l’impuissance de se servir de tous deux.

Aussi a-t-on remarqué que c’est dans le moyen âge que les hommes sont le plus sujets à ces langueurs de l’âme, à cette maladie intérieure, à cet état de vapeurs dont j’ai parlé. On court encore à cet âge après les plaisirs de la jeunesse, on les cherche par habitude et non par besoin ; et comme à mesure qu’on avance il arrive toujours plus fréquemment qu’on sent moins le plaisir que l’impuissance d’en jouir, on se trouve contredit par soi-même, humilié par sa propre faiblesse, si nettement et si souvent, qu’on ne peut s’empêcher de se blâmer, de condamner ses actions et de se reprocher même ses désirs.

D’ailleurs, c’est à cet âge que naissent les soucis et que la vie est la plus contentieuse : car on a pris un état, c’est-à-dire qu’on est entré par hasard ou par choix dans une carrière qu’il est toujours honteux de ne pas fournir, et souvent très dangereux de remplir avec éclat. On marche donc péniblement entre deux écueils également formidables, le mépris et la haine, on s’affaiblit par les efforts qu’on fait pour les éviter, et l’on tombe dans le découragement : car lorsqu’à force d’avoir vécu et d’avoir reconnu, éprouvé les injustices des hommes, on a pris l’habitude d’y compter comme sur un mal nécessaire, lorsqu’on s’est enfin accoutumé à faire moins de cas de leurs jugements que de son repos, et que le cœur, endurci par les cicatrices mêmes des coups qu’on lui a portés, est devenu plus insensible, on arrive aisément à cet état d’indifférence, à cette quiétude indolente, dont on aurait rougi quelques années auparavant. La gloire, ce puissant mobile de toutes les grandes âmes, et qu’on voyait de loin comme un but éclatant qu’on s’efforçait d’atteindre par des actions brillantes et des travaux utiles, n’est