Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/336

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contrariété intérieure, notre moi nous paraît simple, parce que nous n’éprouvons qu’une impulsion simple, et c’est dans cette unité d’action que consiste notre bonheur. Car pour peu que par des réflexions nous venions à blâmer nos plaisirs, ou que par la violence de nos passions nous cherchions à haïr la raison, nous cessons dès lors d’être heureux ; nous perdons l’unité de notre existence en quoi consiste notre tranquillité : la contrariété intérieure se renouvelle, les deux personnes se représentent en opposition, et les deux principes se font sentir et se manifestent par les doutes, les inquiétudes et les remords.

De là on peut conclure que le plus malheureux de tous les états est celui où ces deux puissances souveraines de la nature de l’homme sont toutes deux en grand mouvement, mais en mouvement égal et qui fait équilibre ; c’est là le point de l’ennui le plus profond et de cet horrible dégoût de soi-même, qui ne nous laisse d’autre désir que celui de cesser d’être, et ne nous permet qu’autant d’action qu’il en faut pour nous détruire, en tournant froidement contre nous des armes de fureur.

Quel état affreux ! je viens d’en peindre la nuance la plus noire ; mais combien n’y a-t-il pas d’autres sombres nuances qui doivent la précéder ! Toutes les situations voisines de cette situation, tous les états qui approchent de cet état d’équilibre, et dans lesquels les deux principes opposés ont peine à se surmonter, et agissent en même temps et avec des forces presque égales, sont des temps de trouble, d’irrésolution et de malheur ; le corps même vient à souffrir de ce désordre et de ces combats intérieurs ; il languit dans l’accablement, ou se consume par l’agitation que cet état produit.

Le bonheur de l’homme consistant dans l’unité de son intérieur, il est heureux dans le temps de l’enfance, parce que le principe matériel domine seul et agit presque continuellement. La contrainte, les remontrances, et même les châtiments, ne sont que de petits chagrins, l’enfant ne les ressent que comme on sent les douleurs corporelles, le fond de son existence n’en est point affecté, il reprend, dès qu’il est en liberté, toute l’action, toute la gaieté que lui donnent la vivacité et la nouveauté de ses sensations : s’il était entièrement livré à lui-même, il serait parfaitement heureux ; mais ce bonheur cesserait, il produirait même le malheur pour les âges suivants ; on est donc obligé de contraindre l’enfant ; il est triste, mais nécessaire, de le rendre malheureux par instants, puisque ces instants même de malheur son les germes de tout son bonheur à venir.

Dans la jeunesse, lorsque le principe spirituel commence à entrer en exercice et qu’il pourrait déjà nous conduire, il naît un nouveau sens matériel qui prend un empire absolu, et commande si impérieusement à toutes nos facultés que l’âme elle-même semble se prêter avec plaisir aux passions impétueuses qu’il produit ; le principe matériel domine donc encore, et peut-être avec plus d’avantage que jamais : car non seulement il efface et