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parce qu’ils ne roulent que sur des sensations et point du tout sur des idées. L’idée du temps, par exemple, n’y entre jamais ; on se représente bien les personnes que l’on n’a pas vues, et même celles qui sont mortes depuis plusieurs années, on les voit vivantes et telles qu’elles étaient, mais on les joint aux choses actuelles et aux personnes présentes, ou à des choses et à des personnes d’un autre temps ; il en est de même de l’idée du lieu, on ne voit pas où elles étaient ; les choses qu’on se représente on les voit ailleurs, où elles ne pouvaient être : si l’âme agissait, il ne lui faudrait qu’un instant pour mettre de l’ordre dans cette suite décousue, dans ce chaos de sensations ; mais ordinairement elle n’agit point, elle laisse les représentations se succéder en désordre, et quoique chaque objet se présente vivement, la succession en est souvent confuse et toujours chimérique ; et s’il arrive que l’âme soit à demi réveillée par l’énormité de ces disparates, ou seulement par la force de ces sensations, elle jettera sur-le-champ une étincelle de lumière au milieu des ténèbres, elle produira une idée réelle dans le sein même des chimères ; on rêvera que tout cela pourrait bien n’être qu’un rêve, je devrais dire on pensera, car, quoique cette action ne soit qu’un petit signe de l’âme, ce n’est point une sensation ni un rêve, c’est une pensée, une réflexion, mais qui, n’étant pas assez forte pour dissiper l’illusion, s’y mêle, en devient partie, et n’empêche pas les représentations de se succéder ; en sorte qu’au réveil on imagine avoir rêvé cela même qu’on avait pensé.

Dans les rêves on voit beaucoup, on entend rarement, on ne raisonne point, on sent vivement, les images se suivent, les sensations se succèdent sans que l’âme les compare ni les réunisse ; on n’a donc que des sensations et point d’idées, puisque les idées ne sont que les comparaisons des sensations : ainsi les rêves ne résident que dans le sens intérieur matériel, l’âme ne les produit point ; ils feront donc partie de ce souvenir animal, de cette espèce de réminiscence matérielle dont nous avons parlé ; la mémoire au contraire ne peut exister sans l’idée du temps, sans la comparaison des idées antérieures et des idées actuelles ; et puisque ces idées n’entrent point dans les rêves, il paraît démontré qu’ils ne peuvent être ni une conséquence, ni un effet, ni une preuve de la mémoire. Mais quand même on voudrait soutenir qu’il y a quelquefois des rêves d’idées, quand on citerait pour le prouver les somnambules, les gens qui parlent en dormant et disent des choses suivies, qui répondent à des questions, etc., et que l’on en inférerait que les idées ne sont pas exclues des rêves, du moins aussi absolument que je le prétends, il me suffirait, pour ce que j’avais à prouver, que le renouvellement des sensations puisse les produire : car, dès lors, les animaux n’auront que des rêves de cette espèce, et ces rêves, bien loin de supposer la mémoire, n’indiquent au contraire que la réminiscence matérielle.

Cependant je suis bien éloigné de croire que les somnambules, les gens qui parlent en dormant, qui répondent à des questions, etc., soient en effet