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nous ne nous trouvons que par instants, est l’état habituel des animaux : privés d’idées et pourvus de sensations, ils ne savent point qu’ils existent, mais ils le sentent.

Pour rendre plus sensible la différence que j’établis ici entre les sensations et les idées, et pour démontrer en même temps que les animaux ont des sensations et qu’ils n’ont point d’idées, considérons en détail leurs facultés et les nôtres, et comparons leurs opérations à nos actions. Ils ont, comme nous, des sens, et par conséquent ils reçoivent les impressions des objets extérieurs ; ils ont, comme nous, un sens intérieur, un organe qui conserve les ébranlements causés par ces impressions, et par conséquent ils ont des sensations qui, comme les nôtres, peuvent se renouveler, et sont plus ou moins fortes et plus ou moins durables ; cependant ils n’ont ni l’esprit, ni l’entendement, ni la mémoire comme nous l’avons, parce qu’ils n’ont pas la puissance de comparer leurs sensations, et que ces trois facultés de notre âme dépendent de cette puissance.

Les animaux n’ont pas la mémoire ? le contraire paraît démontré, me dira-t-on ; ne reconnaissent-ils pas après une absence les personnes auprès desquelles ils ont vécu, les lieux qu’ils ont habités, les chemins qu’ils ont parcourus ? ne se souviennent-ils pas des châtiments qu’ils ont essuyés, des caresses qu’on leur a faites, des leçons qu’on leur a données ? Tout semble prouver qu’en leur ôtant l’entendement et l’esprit, on ne peut leur refuser la mémoire, et une mémoire active, étendue, et peut-être plus fidèle que la nôtre. Cependant, quelque grandes que soient ces apparences, et quelque fort que soit le préjugé qu’elles ont fait naître, je crois qu’on peut démontrer qu’elles nous trompent ; que les animaux n’ont aucune connaissance du passé, aucune idée du temps, et que par conséquent ils n’ont pas la mémoire.

Chez nous, la mémoire émane de la puissance de réfléchir, car le souvenir que nous avons des choses passées suppose non seulement la durée des ébranlements de notre sens intérieur matériel, c’est-à-dire le renouvellement de nos sensations antérieures, mais encore les comparaisons que notre âme a faites de ces sensations, c’est-à-dire les idées qu’elle en a formées. Si la mémoire ne consistait que dans le renouvellement des sensations passées, ces sensations se représenteraient à notre sens intérieur sans y laisser une impression déterminée ; elles se présenteraient sans aucun ordre, sans liaison entre elles, à peu près comme elles se présentent dans l’ivresse ou dans certains rêves, où tout est si décousu, si peu suivi, si peu ordonné, que nous ne pouvons en conserver le souvenir : car nous ne nous souvenons que des choses qui ont des rapports avec celles qui les ont précédées ou suivies ; et toute sensation isolée, qui n’aurait aucune liaison avec les autres sensations, quelque forte qu’elle pût être, ne laisserait aucune trace dans notre esprit : or c’est notre âme qui établi ces rapports entre les choses, par la comparaison qu’elle fait des unes avec les autres ; c’est elle qui forme la liaison de nos