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d’autres en assez grand nombre dont l’âme moins active laisse échapper toutes les sensations qui n’ont pas un certain degré de force, et ne compare que celles qui l’ébranlent fortement ; ceux-ci ont moins d’esprit que les premiers, et d’autant moins que leur âme se porte moins fréquemment à comparer leurs sensations et à en former des idées ; d’autres enfin, et c’est la multitude, ont si peu de vie dans l’âme et une si grande indolence à penser, qu’ils ne comparent et ne combinent rien, rien au moins du premier coup d’œil ; il leur faut des sensations fortes et répétées mille et mille fois, pour que leur âme vienne enfin à en comparer quelqu’une et à former une idée : ces hommes sont plus ou moins stupides, et semblent ne différer des animaux que par ce petit nombre d’idées que leur âme a tant de peine à produire.

La conscience de notre existence étant donc composée non seulement de nos sensations actuelles, mais même de la suite d’idées qu’a fait naître la comparaison de nos sensations et de nos existences passées, il est évident que plus on a d’idées, et plus on est sûr de son existence ; que plus on a d’esprit, plus on existe ; qu’enfin c’est par la puissance de réfléchir qu’a notre âme, et par cette seule puissance, que nous sommes certains de nos existences passées et que nous voyons nos existences futures, l’idée de l’avenir n’étant que la comparaison inverse du présent au passé, puisque dans cette vue de l’esprit le présent est passé, et l’avenir est présent.

Cette puissance de réfléchir ayant été refusée aux animaux, il est donc certain qu’ils ne peuvent former d’idées, et que par conséquent leur conscience d’existence est moins sûre et moins étendue que la nôtre : car ils ne peuvent avoir aucune idée du temps, aucune connaissance du passé, aucune notion de l’avenir[NdÉ 1] ; leur conscience d’existence est simple, elle dépend uniquement des sensations qui les affectent actuellement, et consiste dans le sentiment intérieur que ces sensations produisent.

Ne pouvons-nous pas concevoir ce que c’est que cette conscience d’existence dans les animaux, en faisant réflexion sur l’état où nous nous trouvons lorsque nous sommes fortement occupés d’un objet, ou violemment agités par une passion qui ne nous permet de faire aucune réflexion sur nous-mêmes ? On exprime l’idée de cet état en disant qu’on est hors de soi, et l’on est en effet hors de soi dès que l’on n’est occupé que des sensations actuelles, et l’on est d’autant plus hors de soi que ces sensations sont plus vives, plus rapides, et qu’elles donnent moins de temps à l’âme pour les considérer : dans cet état nous nous sentons, nous sentons même le plaisir et la douleur dans toutes leurs nuances ; nous avons donc alors le sentiment, la conscience de notre existence, sans que notre âme semble y participer. Cet état, où

  1. Un assez grand nombre d’observations bien faites prouvent que certains animaux ont une notion assez précise du temps. Il est encore mieux prouvé qu’ils « peuvent former des idées » par la comparaison de leurs sensations.