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proposition mérite, comme la première, d’être considérée ; je vais tâcher d’en prouver la vérité.

La conscience de son existence, ce sentiment intérieur qui constitue le moi, est composé chez nous de la sensation de notre existence actuelle et du souvenir de notre existence passée. Ce souvenir est une sensation tout aussi présente que la première, elle nous occupe même quelquefois plus fortement, et nous affecte plus puissamment que les sensations actuelles ; et comme ces deux espèces de sensation sont différentes, et que notre âme a la faculté de les comparer et d’en former des idées, notre conscience d’existence est d’autant plus certaine et d’autant plus étendue, que nous nous représentons plus souvent et en plus grand nombre les choses passées, et que par nos réflexions nous les comparons et les combinons davantage entre elles et avec les choses présentes. Chacun conserve dans soi-même un certain nombre de sensations relatives aux différentes existences, c’est-à-dire aux différents états où l’on s’est trouvé ; ce nombre de sensations est devenu une succession et a formé une suite d’idées, par la comparaison que notre âme a faite de ces sensations entre elles. C’est dans cette comparaison de sensations que consiste l’idée du temps, et même toutes les autres idées ne sont, comme nous l’avons déjà dit, que des sensations comparées[NdÉ 1]. Mais cette suite de nos idées, cette chaîne de nos existences, se présente à nous souvent dans un ordre fort différent de celui dans lequel nos sensations nous sont arrivées : c’est l’ordre de nos idées, c’est-à-dire des comparaisons que notre âme a faites de nos sensations, que nous voyons, et point du tout l’ordre de ces sensations, et c’est en cela principalement que consiste la différence des caractères et des esprits : car de deux hommes que nous supposerons semblablement organisés, et qui auront été élevés ensemble et de la même façon, l’un pourra penser bien différemment de l’autre, quoique tous deux aient reçu leurs sensations dans le même ordre ; mais comme la trempe de leurs âmes est différente, et que chacune de ces âmes a comparé et combiné ces sensations semblables, d’une manière qui lui est propre et particulière, le résultat général de ces comparaisons, c’est-à-dire les idées, l’esprit et le caractère acquis, seront aussi différents.

Il y a quelques hommes dont l’activité de l’âme est telle qu’ils ne reçoivent jamais deux sensations sans les comparer et sans en former par conséquent une idée ; ceux-ci sont les plus spirituels, et peuvent, suivant les circonstances, devenir les premiers des hommes en tout genre[NdÉ 2]. Il y en a

  1. Pensée très juste.
  2. Encore un passage dans lequel Buffon contredit formellement ce qu’il a dit plus haut de l’indépendance des sens et de l’intelligence. Il est bien évident que si les hommes « les plus spirituels », que si les hommes qui « peuvent, suivant les circonstances, devenir les premiers des hommes en tout genre », sont ceux qui possèdent au plus haut degré la faculté de comparer leurs sensations, il est bien évident, dis-je, que s’il en est ainsi, l’intelligence et les sens sont dans un rapport étroit et nécessaire.