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que nous avons corrompu notre goût, et que d’un sens de plaisir nous en avons fait un organe de débauche, qui n’est flatté que de ce qui l’irrite.

Il n’est donc pas étonnant que nous soyons, plus que les animaux, sujets à des infirmités, puisque nous ne sentons pas aussi bien qu’eux ce qui nous est bon ou mauvais, ce qui peut contribuer à conserver ou à détruire notre santé ; que notre expérience est à cet égard bien moins sûre que leur sentiment ; que d’ailleurs nous abusons infiniment plus qu’eux de ces mêmes sens de l’appétit qu’ils ont meilleurs et plus parfaits que nous, puisque ces sens ne sont pour eux que des moyens de conservation et de santé, et qu’ils deviennent pour nous des causes de destruction et de maladies. L’intempérance détruit et fait languir plus d’hommes, elle seule, que tous les autres fléaux de la nature humaine réunis.

Toutes ces réflexions nous portent à croire que les animaux ont le sentiment plus sûr et plus exquis que nous ne l’avons, car, quand même on voudrait m’opposer qu’il y a des animaux qu’on empoisonne aisément, que d’autres s’empoisonnent eux-mêmes, et que par conséquent ces animaux ne distinguent pas mieux que nous ce qui peut leur être contraire ; je répondrai toujours qu’ils ne prennent le poison qu’avec l’appât dont il est enveloppé, ou avec la nourriture dont il se trouve environné ; que d’ailleurs ce n’est que quand ils n’ont point à choisir, quand la faim les presse, et quand le besoin devient nécessité, qu’ils dévorent en effet tout ce qu’ils trouvent ou tout ce qui leur est présenté, et encore arrive-t-il que la plupart se laissent consumer d’inanition et périr de faim, plutôt que de prendre des nourritures qui leur répugnent.

Les animaux ont donc le sentiment, même à un plus haut degré que nous ne l’avons ; je pourrais le prouver encore par l’usage qu’ils font de ce sens admirable, qui seul pourrait leur tenir lieu de tous les autres sens. La plupart des animaux ont l’odorat si parfait qu’ils sentent de plus loin qu’ils ne voient ; non seulement ils sentent de très loin les corps présents et actuels, mais ils en sentent les émanations et les traces longtemps après qu’ils sont absents et passés. Un tel sens est un organe universel de sentiment ; c’est un œil qui voit les objets non seulement où ils sont, mais même partout où il ont été ; c’est un organe de goût par lequel l’animal savoure non seulement ce qu’il peut toucher et saisir, mais même ce qui est éloigné et qu’il ne peut atteindre ; c’est le sens par lequel il est le plus tôt, le plus souvent et le plus sûrement averti, par lequel il agit, il se détermine, par lequel il reconnaît ce qui est convenable ou contraire à sa nature, par lequel enfin il aperçoit, sent et choisit ce qui peut satisfaire son appétit.

Les animaux ont donc les sens relatifs à l’appétit plus parfaits que nous ne les avons, et par conséquent ils ont le sentiment plus exquis et à un plus haut degré que nous ne l’avons ; ils ont aussi la conscience de leur existence actuelle, mais ils n’ont pas celle de leur existence passée. Cette seconde