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disent malheureux sont des hommes passionnés, c’est-à-dire des fous, auxquels il reste quelques intervalles de raison, pendant lesquels ils connaissent leur folie, et sentent par conséquent leur malheur ; et comme il y a dans les conditions élevées plus de faux désirs, plus de vaines prétentions, plus de passions désordonnées, plus d’abus de son âme, que dans les états inférieurs, les grands sont sans doute de tous les hommes les moins heureux.

Mais détournons les yeux de ces tristes objets et de ces vérités humiliantes ; considérons l’homme sage, le seul qui soit digne d’être considéré : maître de lui-même, il l’est des événements ; content de son état, il ne veut être que comme il a toujours été, ne vivre que comme il a toujours vécu ; se suffisant à lui-même, il n’a qu’un faible besoin des autres, il ne peut leur être à charge ; occupé continuellement à exercer les facultés de son âme, il perfectionne son entendement, il cultive son esprit, il acquiert de nouvelles connaissances, et se satisfait à tout instant sans remords, sans dégoût, il jouit de tout l’univers en jouissant de lui-même.

Un tel homme est sans doute l’être le plus heureux de la nature : il joint aux plaisirs du corps, qui lui sont communs avec les animaux, les joies de l’esprit, qui n’appartiennent qu’à lui : il a deux moyens d’être heureux, qui s’aident et se fortifient mutuellement ; et, si par un dérangement de santé ou par quelque autre accident il vient à ressentir de la douleur, il souffre moins qu’un autre, la force de son âme le soutient, la raison le console ; il a même de la satisfaction en souffrant, c’est de se sentir assez fort pour souffrir.

La santé de l’homme est moins ferme et plus chancelante que celle d’aucun des animaux ; il est malade plus souvent et plus longtemps ; il périt à tout âge, au lieu que les animaux semblent parcourir d’un pas égal et ferme l’espace de la vie. Cela me paraît venir de deux causes, qui, quoique bien différentes, doivent toutes deux contribuer à cet effet. La première est l’agitation de notre âme ; elle est occasionnée par le dérèglement de notre sens intérieur matériel ; les passions et les malheurs qu’elles entraînent influent sur la santé et dérangent les principes qui nous animent : si l’on observait les hommes, on verrait que presque tous mènent une vie timide ou contentieuse, et que la plupart meurent de chagrin. La seconde est l’imperfection de ceux de nos sens qui sont relatifs à l’appétit. Les animaux sentent bien mieux que nous ce qui convient à leur nature, ils ne se trompent pas dans le choix de leurs aliments, ils ne s’excèdent pas dans leurs plaisirs ; guidés par le seul sentiment de leurs besoins actuels, ils se satisfont sans chercher à en faire naître de nouveaux. Nous, indépendamment de ce que nous voulons tout à l’excès, indépendamment de cette espèce de fureur avec laquelle nous cherchons à nous détruire en cherchant à forcer la nature, nous ne savons pas trop ce qui nous convient ou ce qui nous est nuisible, nous ne distinguons pas bien les effets de telle ou telle nourriture, nous dédaignons les aliments simples, et nous leur préférons des mets composés, parce