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quement toutes leurs actions, ne les réduisez-vous pas à n’être que de simples machines, que d’insensibles automates ?

Si je me suis bien expliqué, on doit avoir déjà vu que, bien loin de tout ôter aux animaux, je leur accorde tout, à l’exception de la pensée et de la réflexion : ils ont le sentiment, ils l’ont même à un plus haut degré que nous ne l’avons ; ils ont aussi la conscience de leur existence actuelle, mais ils n’ont pas celle de leur existence passée ; ils ont des sensations, mais il leur manque la faculté de les comparer, c’est-à-dire, la puissance qui produit les idées : car les idées ne sont que des sensations comparées, ou, pour mieux dire, des associations de sensations[NdÉ 1].

Considérons en particulier chacun de ces objets. Les animaux ont le sentiment, même plus exquis que nous ne l’avons : je crois ceci déjà prouvé par ce que nous avons dit de l’excellence de ceux de leurs sens qui sont relatifs à l’appétit ; par la répugnance naturelle et invincible qu’ils ont pour de certaines choses, et l’appétit constant et décidé qu’ils ont pour d’autres choses ; par cette faculté qu’ils ont, bien supérieurement à nous, de distinguer sur-le-champ et sans aucune incertitude ce qui leur convient de ce qui leur est nuisible. Les animaux ont donc comme nous de la douleur et du plaisir ; ils ne connaissent pas le bien et le mal, mais ils le sentent : ce qui leur est agréable est bon, ce qui leur est désagréable est mauvais ; l’un et l’autre ne sont que des rapports convenables ou contraires à leur nature, à leur organisation. Le plaisir que le chatouillement nous donne, la douleur que nous cause une blessure, sont des douleurs et des plaisirs qui nous sont communs avec les animaux, puisqu’ils dépendent absolument d’une cause extérieure matérielle, c’est-à-dire, d’une action plus ou moins forte sur les nerfs qui sont les organes du sentiment. Tout ce qui agit mollement sur ces organes, tout ce qui les remue délicatement, est une cause de plaisir ; tout ce qui les ébranle violemment, tout ce qui les agite fortement, est une cause de douleur. Toutes les sensations sont donc des sources de plaisir tant qu’elles sont douces, tempérées et naturelles ; mais dès qu’elles deviennent trop fortes, elles produisent la douleur, qui, dans le physique, est l’extrême plutôt que le contraire du plaisir.

En effet, une lumière trop vive, un feu trop ardent, un trop grand bruit, une odeur trop forte, un mets insipide ou grossier, un frottement dur, nous blessent ou nous affectent désagréablement ; au lieu qu’une couleur tendre, une chaleur tempérée, un son doux, un parfum délicat, une saveur fine, un attouchement léger, nous flattent et souvent nous remuent délicieusement. Tout effleurement des sens est donc un plaisir, et toute secousse forte, tout

  1. Expression très juste, mais formellement contradictoire de cette phrase écrite plus haut par Buffon : « L’homme n’en est pas plus raisonnable, pas plus spirituel pour avoir beaucoup exercé son oreille et ses yeux. » Il me paraît évident que ces contradictions sont voulues et quelque peu intéressées.