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quoique peut-être aussi bien conformée dans l’animal que dans l’homme, lui est cependant beaucoup moins utile par le défaut de la parole, qui dans l’homme est une dépendance du sens de l’ouïe[NdÉ 1], un organe de communication, organe qui rend ce sens actif, au lieu que dans l’animal l’ouïe est un sens presque entièrement passif. L’homme a donc le toucher, l’œil et l’oreille plus parfaits, et l’odorat plus imparfait que l’animal ; et comme le goût est un odorat intérieur, et qu’il est encore plus relatif à l’appétit qu’aucun des autres sens, on peut croire que l’animal a ce sens plus sûr et peut-être plus exquis que l’homme : on pourrait le prouver par la répugnance invincible que les animaux ont pour certains aliments, et par l’appétit naturel qui les porte à choisir, sans se tromper, ceux qui leur conviennent, au lieu que l’homme, s’il n’était averti, mangerait le fruit du mancenillier comme la pomme, et la ciguë comme le persil.

L’excellence des sens vient de la nature, mais l’art et l’habitude peuvent leur donner aussi un plus grand degré de perfection ; il ne faut pour cela que les exercer souvent et longtemps sur les mêmes objets : un peintre, accoutumé à considérer attentivement les formes, verra du premier coup d’œil une infinité de nuances et de différences qu’un autre homme ne pourra saisir qu’avec beaucoup de temps, et que même il ne pourra peut-être saisir. Un musicien, dont l’oreille est continuellement exercée à l’harmonie, sera vivement choqué d’une dissonance : une voix fausse, un son aigre l’offensera, le blessera ; son oreille est un instrument qu’un son discordant démonte et désaccorde. L’œil du peintre est un tableau où les nuances les plus légères sont senties, où les traits les plus délicats sont tracés. On perfectionne aussi les sens, et même l’appétit des animaux ; on apprend aux oiseaux à répéter des paroles et des chants ; on augmente l’ardeur d’un chien pour la chasse en lui faisant prendre part à la curée.

Mais cette excellence des sens et la perfection même qu’on peut leur donner n’ont des effets bien sensibles que dans l’animal : il nous paraîtra d’autant plus actif et plus intelligent que ses sens seront meilleurs ou plus perfectionnés.

L’homme, au contraire, n’en est pas plus raisonnable, pas plus spirituel pour avoir beaucoup exercé son oreille et ses yeux. On ne voit pas que les personnes qui ont les sens obtus, la vue courte, l’oreille dure, l’odorat détruit ou insensible, aient moins d’esprit que les autres[NdÉ 2] ; preuve évidente qu’il y a dans l’homme quelque chose de plus qu’un sens intérieur animal : celui-ci n’est qu’un organe matériel, semblable à l’organe des sens extérieurs, et qui n’en diffère que parce qu’il a la propriété de conserver les ébranlements qu’il a reçus ; l’âme de l’homme, au contraire, est un sens

  1. Pensée très juste.
  2. Cette proposition est formellement contredite par ce que Buffon dit ailleurs du rôle joué par les sens dans le développement de nos connaissances.