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bout de cent et de deux cents ans, c’est-à-dire jusqu’à la destruction de l’individu ; il paraît de même que cette graine contient non seulement tous les petits êtres organisés qui doivent constituer un jour l’individu, mais encore toutes les graines, tous les individus et toutes les graines des graines, et toute la suite d’individus jusqu’à la destruction de l’espèce.

C’est ici la principale difficulté et le point que nous allons examiner avec le plus d’attention. Il est certain que la graine produit, par le seul développement du germe qu’elle contient, un petit arbre la première année, et que ce petit arbre était en raccourci dans ce germe ; mais il n’est pas également certain que le bouton qui est le germe pour la seconde année, et que les germes des années suivantes, non plus que tous les petits êtres organisés et les graines qui doivent se succéder jusqu’à la fin du monde ou jusqu’à la destruction de l’espèce, soient tous contenus dans la première graine ; cette opinion suppose un progrès à l’infini, et fait de chaque individu actuellement existant une source de générations à l’infini. La première graine contenait toutes les plantes de son espèce qui se sont déjà multipliées, et qui doivent se multiplier à jamais ; le premier homme contenait actuellement et individuellement tous les hommes qui ont paru et qui paraîtront sur la terre ; chaque graine, chaque animal peut aussi se multiplier et produire à l’infini, et par conséquent contient, aussi bien que la première graine ou le premier animal, une postérité infinie[NdÉ 1]. Pour peu que nous nous laissions aller à ces raisonnements, nous allons perdre le fil de la vérité dans le labyrinthe de l’infini, et, au lieu d’éclairer et de résoudre la question, nous n’aurons fait que l’envelopper et l’éloigner ; c’est mettre l’objet hors de la portée de ses yeux, et dire ensuite qu’il n’est pas possible de le voir.

Arrêtons-nous un peu sur ces idées de progrès et de développement à l’infini : d’où nous viennent-elles ? que nous représentent-elles ? L’idée de l’infini ne peut venir que de l’idée du fini ; c’est ici un infini de succession, un infini géométrique, chaque individu est une unité, plusieurs individus font un nombre fini, et l’espèce est le nombre infini ; ainsi, de la même façon que l’on peut démontrer que l’infini géométrique n’existe point, on s’assurera que le progrès ou le développement à l’infini n’existe point non plus ; que ce n’est qu’une idée d’abstraction, un retranchement à l’idée du fini, auquel on ôte les limites qui doivent nécessairement terminer toute grandeur[1], et que par conséquent on doit rejeter de la philosophie toute opinion qui conduit nécessairement à l’idée de l’existence actuelle de l’infini géométrique ou arithmétique.

  1. On peut voir la démonstration que j’en ai donnée dans la préface de la traduction des Fluxions de Newton, p. 7 et suiv.
  1. Buffon formule dans ce passage, avec une grande netteté, la théorie dite de « la préexistence des germes » qui a eu beaucoup d’adeptes au siècle dernier et au commencement de celui-ci. Il montre ensuite très bien ce qu’a de vague et de métaphysique cette théorie.