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nouvelle nature vivante, peut-être assez semblable à celle que nous connaissons[NdÉ 1].

Ce remplacement de la nature vivante ne serait d’abord que très incomplet, mais avec le temps tous les grands êtres qui n’auraient pas la puissance de se reproduire disparaîtraient ; tous les corps imparfaitement organisés, toutes les espèces défectueuses s’évanouiraient, et il ne resterait, comme il ne reste aujourd’hui, que les moules les plus puissants, les plus complets, soit dans les animaux, soit dans les végétaux, et ces nouveaux êtres seraient en quelque sorte semblables aux anciens, parce que la matière brute et la matière vivante étant toujours la même, il en résulterait le même plan général d’organisation et les mêmes variétés dans les formes particulières[NdÉ 2] ; on doit seulement présumer, d’après notre hypothèse, que cette nouvelle nature serait rapetissée, parce que la chaleur du globe est une puissance qui influe sur l’étendue des moules, et cette chaleur du globe n’étant plus aussi forte aujourd’hui qu’elle l’était au commencement de notre nature vivante, les plus grandes espèces pourraient bien ne pas naître ou ne pas arriver à leurs dimensions.

Nous en avons presque un exemple dans les animaux de l’Amérique méridionale : ce continent, qui ne tient au reste de la terre que par la chaîne étroite et montueuse de l’isthme de Panama, et auquel manquent tous les grands animaux nés dans les premiers temps de la forte chaleur de la terre, ne nous présente qu’une nature moderne, dont tous les moules sont plus petits que ceux de la nature plus ancienne dans l’autre continent ; au lieu de l’éléphant, du rhinocéros, de l’hippopotame, de la girafe et du chameau, qui sont les espèces insignes de la nature dans le vieux continent, on ne trouve dans le nouveau, sous la même latitude, que le tapir, le cabiai, le lama, la vigogne, qu’on peut regarder comme leurs représentants dégénérés, défigurés, rapetissés, parce qu’ils sont nés plus tard, dans un temps où la chaleur du globe était déjà diminuée. Et aujourd’hui que nous nous trouvons dans le commencement de l’arrière-saison de celle de la chaleur du globe, si par quelque grande catastrophe la nature vivante se trouvait dans la nécessité de remplacer les formes actuellement existantes[NdÉ 3], elle ne pourrait le faire que d’une manière encore plus imparfaite qu’elle l’a fait en

  1. Ce passage est de nature, plus que tout autre, à donner une idée exacte de ce que Buffon appelle « le moule intérieur » des animaux et des végétaux. Il ressort bien clairement de ce qu’il en dit ici, que son moule intérieur est simplement ce que nous appelons aujourd’hui la forme ou le type des animaux, c’est-à-dire ce qu’il y a de permanent dans une espèce ou une race d’animaux ou de végétaux.
  2. Buffon montre ici qu’il admettait non seulement l’indestructibilité de la matière vivante et de la « matière brute », mais encore la permanence dans ces deux formes de la matière d’un certain nombre de propriétés essentielles. Il arrive ainsi, par la seule force de l’induction, à l’une des conceptions scientifiques qui font le plus d’honneur à notre siècle.
  3. Ici se trouve, sous la forme d’une hypothèse à laquelle Buffon n’attache lui-même aucune importance, le germe de la théorie des révolutions du globe de Cuvier.