Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/252

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Comme nos sensations ne ressemblent point aux objets qui les causent, il est impossible que le désir, la frayeur, l’horreur, qu’aucune passion en un mot, aucune émotion intérieure, puissent produire des représentations réelles de ces mêmes objets ; et l’enfant étant à cet égard aussi indépendant de la mère qui le porte que l’œuf l’est de la poule qui le couve, je croirai tout aussi volontiers, ou tout aussi peu, que l’imagination d’une poule qui voit tordre le cou à un coq produira, dans les œufs qu’elle ne fait qu’échauffer, des poulets qui auront le cou tordu, que je croirais l’histoire de la force de l’imagination de cette femme qui, ayant vu rompre les membres à un criminel, mit au monde un enfant dont les membres étaient rompus.

Mais supposons pour un instant que ce fait fût avéré, je soutiendrais toujours que l’imagination de la mère n’a pu produire cet effet ; car quel est l’effet du saisissement et de l’horreur ? un mouvement intérieur, une convulsion, si l’on veut, dans le corps de la mère, qui aura secoué, ébranlé comprimé, resserré, relâché, agité la matrice ; que peut-il résulter de cette commotion ? rien de semblable à la cause, car si cette commotion est très violente, on conçoit que le fœtus peut recevoir un coup qui le tuera, qui le blessera, ou qui rendra difformes quelques-unes des parties qui auront été frappées avec plus de force que les autres ; mais comment concevra-t-on que ce mouvement, cette commotion communiquée à la matrice, puisse produire dans le fœtus quelque chose de semblable à la pensée de la mère, a moins que de dire, comme Harvey, que la matrice a la faculté de concevoir des idées et de les réaliser sur le fœtus ?

Mais, me dira-t-on, comment donc expliquer le fait ? Si ce n’est pas l’imagination de la mère qui a agi sur le fœtus, pourquoi est-il venu au monde avec les membres rompus ? À cela je réponds que quelque témérité qu’il y ait à vouloir expliquer un fait lorsqu’il est en même temps extraordinaire et incertain, quelque désavantage qu’on ait à vouloir rendre raison de ce même fait supposé comme vrai, lorsqu’on en ignore les circonstances, il me paraît cependant qu’on peut répondre d’une manière satisfaisante à cette espèce de question, de laquelle on n’est pas en droit d’exiger une solution directe. Les choses les plus extraordinaires, et qui arrivent le plus rarement, arrivent cependant aussi nécessairement que les choses ordinaires et qui arrivent très souvent ; dans le nombre infini de combinaisons que peut prendre la matière, les arrangements les plus extraordinaires doivent se trouver, et se trouvent en effet, mais beaucoup plus rarement que les autres ; dès lors on peut parier, et peut-être avec avantage, que sur un million, ou, si l’on veut, mille millions d’enfants qui viennent au monde, il en naîtra un avec deux têtes, ou avec quatre jambes, ou avec des membres rompus, ou avec telle difformité ou monstruosité particulière qu’on voudra supposer. Il se peut donc naturellement, et sans que l’imagination de la