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premier, qu’on emploie de même comme une ligne de séparation entre les corps organisés et les corps bruts. Mais, comme nous l’avons déjà dit plus d’une fois, ces lignes de séparation n’existent point dans la nature[NdÉ 1] : il y a des êtres qui ne sont ni animaux, ni végétaux, ni minéraux, et qu’on tenterait vainement de rapporter aux uns ou aux autres : par exemple, lorsque M. Trembley, cet auteur célèbre de la découverte des animaux qui se multiplient par chacune de leurs parties détachées, coupées ou séparées, observa pour la première fois le polype de la lentille d’eau, combien employa-t-il de temps pour reconnaître si ce polype était un animal ou une plante ! et combien n’eut-il pas sur cela de doutes et d’incertitudes ! C’est qu’en effet le polype de la lentille n’est peut-être ni l’un ni l’autre, et que tout ce qu’on en peut dire, c’est qu’il approche un peu plus de l’animal que du végétal ; et comme on veut absolument que tout être vivant soit un animal ou une plante, on croirait n’avoir pas bien connu un être organisé, si on ne le rapportait pas à l’un ou l’autre de ces noms généraux, tandis qu’il doit y avoir, et qu’en effet il y a une grande quantité d’êtres organisés qui ne sont ni l’un ni l’autre. Les corps mouvants que l’on trouve dans les liqueurs séminales, dans la chair infusée des animaux et dans les graines et les autres parties infusées des plantes, sont de cette espèce ; on ne peut pas dire que ce soient des animaux, on ne peut pas dire que ce soient des végétaux, et assurément on dira encore moins que ce sont des minéraux.

On peut donc assurer, sans crainte de trop avancer, que la grande division des productions de la nature en animaux, végétaux et minéraux, ne contient pas tous les êtres matériels ; il existe, comme on vient de le voir, des corps organisés qui ne sont pas compris dans cette division. Nous avons dit que la marche de la nature se fait par des degrés nuancés et souvent imperceptibles ; aussi passe-t-elle, par des nuances insensibles, de l’animal au végétal ; mais du végétal au minéral le passage est brusque, et cette loi de n’aller que par degrés nuancés paraît se démentir. Cela m’a fait soupçonner qu’en examinant de près la nature, on viendrait à découvrir des êtres intermédiaires, des corps organisés qui, sans avoir, par exemple, la puissance de se reproduire comme les animaux et les végétaux, auraient cependant une espèce de vie et de mouvement ; d’autres êtres qui, sans être des animaux ou des végétaux, pourraient bien entrer dans la constitution des uns et des autres ; et enfin d’autres êtres qui ne seraient que le premier assemblage des molécules organiques dont j’ai parlé dans les chapitres précédents[NdÉ 2].

  1. Rien n’est plus exact.
  2. On voit par ce passage comment Buffon a été conduit à son hypothèse erronée des « parties organiques vivantes ». Il commence par admettre avec raison que les animaux et les végétaux sont reliés les uns aux autres par des organismes à caractère si peu précis qu’il est impossible de les ranger soit dans l’un, soit dans l’autre de ces deux grands