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grande étendue et en masses aussi prodigieuses. Ceci même peut encore se prouver par les faits[1], car on trouve des bancs entiers quelquefois épais de plusieurs pieds, composés en totalité d’une seule espèce de coquillages, dont les dépouilles sont toutes couchées sur la même face et au même niveau : cette régularité dans leur position, et la présence d’une seule espèce, à l’exclusion de toutes les autres, semblent démontrer que ces coquilles n’ont pas été amenées de loin par les eaux, mais que les bancs où elles se trouvent se sont formés sur le lieu même, puisqu’en supposant les coquilles transportées, elle se trouveraient mêlées d’autres coquilles, et placées irrégulièrement en tous sens avec les débris pierreux amenés en même temps, comme on le voit dans plusieurs autres couches de pierre. La plupart de nos collines ne se sont donc pas formées par des dépôts successifs amenés par un mouvement uniforme et constant ; il faut nécessairement admettre des repos dans ce grand travail, des intervalles considérables de temps entre les dates de la formation de chaque banc, pendant lesquels intervalles certaines espèces de coquillages auront habité, vécu, multiplié sur ce banc, et formé le lit coquilleux qui le surmonte : il faut accorder encore du temps pour que d’autres sédiments de graviers et de matières pierreuses aient été transportés et amenés par les eaux pour recevoir ce dépôt de coquilles.

En ne considérant la nature qu’en général, nous avons dit que soixante-seize mille ans d’ancienneté suffisaient pour placer la suite de ses plus grands travaux sur le globe terrestre, et nous avons donné la raison pour laquelle nous nous sommes restreints à cette limite de durée, en avertissant qu’on pourrait la doubler, et même la quadrupler, si l’on voulait se trouver parfaitement à l’aise pour l’explication de tous les phénomènes. En effet, lorsqu’on examine en détail la composition de ces mêmes ouvrages, chaque point de cette analyse augmente la durée et recule les limites de ce temps trop immense pour l’imagination, et néanmoins trop court pour notre jugement.

Au reste, la pétrification a pu se faire au fond de la mer tout aussi facilement qu’elle s’opère à la surface de la terre : les marbres qu’on a tirés sous l’eau vers les côtes de Provence, les albâtres de Malte, les pierres des Maldives[2], les rochers calcaires durs qui se trouvent sur la plupart des hauts-fonds dans toutes les mers, sont des témoins irrécusables de cette pétrification sous les eaux. Le doute de quelques physiciens à cet

  1. On trouve au sommet de la plupart des plus hautes montagnes des Cévennes de grands bancs de roches calcaires tous parsemés de coquillages… Ces bancs de roches calcaires sont souvent appuyés sur d’autres bancs considérables de schistes ou roches ardoisées, qui ne sont autre chose que des vases argileuses ou des limons plus ou moins pétrifiés… Ces bancs de schiste faisaient autrefois un fond de mer… Mais un fait qui surprendra plus d’un naturaliste, c’est qu’il est des endroits où, au-dessous de ces bancs de schiste, il s’en trouve un second de roche calcaire d’une couleur différente du premier, et dont les incrustations testacées ne paraissent pas les mêmes.

    Comment concevoir que la mer ait pu produire dans les mêmes parages une espèce de coquillages dans un temps et une autre espèce dans un autre ? Et comment pourrait-on comprendre que la mer a pu déposer ses vases sur un fond de rochers calcaires, sans présumer en même temps que la mer a couvert ces endroits à deux reprises différentes et fort éloignées l’une de l’autre ? Histoire naturelle du Languedoc, par M. de Gensane, t. Ier, p. 260 et 261.

  2. On tire cette pierre de la mer en tel volume que l’on veut ; elle est polie et de bel emploi… Et la manière dont ces insulaires l’enlèvent est assez ingénieuse : ils prennent des madriers et plateaux de bois de Candon, qui est aussi léger que le liège, et ils les joignent ensemble pour en former un gros volume ; ils y attachent un câble, dont ils portent en plongeant l’autre extrémité pour attacher la pierre qu’ils veulent enlever, et comme ces blocs sont isolés et ne sont point adhérents par leur base, le volume de ce bois léger enlève la masse pesante de la pierre. Voyage de François Pyrard de Laval, Paris, 1719, t. Ier, p. 135.