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surpasse quelquefois la première matière pierreuse. Dans cet état, la pierre est vive et résiste aux injures des éléments et du temps, la gelée ne peut en altérer la solidité, au lieu que la pierre est morte dès qu’elle est privée de ce suc, qui seul entretient sa force de résistance à l’action des causes extérieures : aussi tombe-t-elle avec le temps en sables et en poussières qui ont besoin de nouveaux sucs pour se pétrifier.

On a prétendu que la cristallisation en rhombes était le caractère spécifique du spath calcaire, sans faire attention que certaines matières vitreuses ou métalliques et sans mélange de substance calcaire sont cristallisées de même en rhombes, et que d’ailleurs, quoique le spath calcaire semble affecter de préférence la figure rhomboïdale, il prend aussi des formes très différentes ; et nos cristallographes, en voulant emprunter des géomètres la manière dont un rhombe peut devenir un octaèdre, une pyramide et même une lentille (parce qu’il se trouve du spath lenticulaire), n’ont fait que substituer des combinaisons idéales aux faits réels de la nature. Il en est de cette cristallisation en rhombe comme de toutes les autres : aucune ne fera jamais un caractère spécifique, parce que toutes varient, pour ainsi dire, à l’infini, et que non seulement il n’y a guère de formes de cristallisation qui ne soient communes à plusieurs substances de nature différente, mais que réciproquement il y a peu de substances de même nature qui n’offrent différentes formes de cristallisation, témoin la prodigieuse variété de formes des spaths calcaires eux-mêmes. En sorte qu’il serait plus que précaire d’établir des différences ou des ressemblances réelles et essentielles par ce caractère variable et presque accidentel.

Ayant examiné les bancs de plusieurs collines de pierre calcaire, j’ai reconnu presque partout que le dernier banc qui sert de base aux autres et qui porte sur la glaise contient une infinité de particules spathiques brillantes, et beaucoup de cristallisations de spath en assez grands morceaux ; en sorte que le volume de ces dépôts du suc lapidifique est plus considérable que le volume de la première matière pierreuse déposée par les eaux de la mer. Si l’on sépare les parties spathiques, on voit que l’ancienne matière pierreuse n’est que du gravier calcaire, c’est-à-dire des détriments de pierre encore plus ancienne que celle de ce banc inférieur, qui néanmoins a été formé le premier dans ce lieu par les sédiments des eaux : il y a donc eu d’autres rochers calcaires qui ont existé dans le sein de la mer avant la formation des rochers de nos collines, puisque les bancs situés au-dessous de tous les autres bancs ne sont pas simplement composés de coquilles, mais plutôt de gravier et d’autres débris de pierres déjà formées. Il est même assez rare de trouver dans ce dernier banc quelques vestiges de coquilles, et il paraît que ce premier dépôt des sédiments ou du transport des eaux n’est qu’un banc de sable et de gravier calcaire sans mélange de coquilles, sur lequel les coquillages vivants se sont ensuite établis, et ont laissé leurs dépouilles, qui bientôt auront été mêlées et recouvertes par d’autres débris pierreux amenés et déposés comme ceux du premier banc ; car les coquilles, comme je viens de le dire, ne se trouvent pas dans tous les bancs, mais seulement dans quelques-uns, et ces bancs coquilleux sont, pour ainsi dire, interposés entre les autres bancs, dont la pierre est uniquement composée de graviers et de détriments pierreux.

Par ces considérations, tirées de l’inspection même des objets, ne doit-on pas présumer, comme je l’ai ci-devant insinué, qu’il a fallu plus de temps à la nature que je n’en ai compté pour la formation de nos collines calcaires, puisqu’elles ne sont que les décombres immenses de ses premières constructions dans ce genre ? Seulement on pourrait se persuader que les matériaux de ces anciens rochers qui ont précédé les nôtres n’avaient pas acquis dans l’eau de la mer la même dureté que celle de nos pierres, et que, par leur peu de consistance, ils auront été réduits en sable et transportés aisément par le mouvement des eaux. Mais cela ne diminue que de très peu l’énormité du temps, puisqu’il a fallu que ces coquillages se soient habitués et qu’ils aient vécu et se soient multipliés sans nombre, avant d’avoir péri sur les lits où leurs dépouilles gisent aujourd’hui en bancs d’une si