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augmentée par les sucs pierreux continuellement infiltrés des bancs supérieurs dans les inférieurs : ainsi c’est à ces causes, toutes deux évidentes, qu’on doit rapporter les différences de la dureté de toutes les pierres calcaires pures ; car nous ne parlons pas encore ici de certains mélanges hétérogènes qui peuvent augmenter leur dureté ; le fer, les autres minéraux métalliques et l’argile même produisent cet effet lorsqu’ils se trouvent mêlés avec la matière calcaire en proportion convenable[1].

Une autre différence qui, sans être essentielle à la nature de la pierre, devient très importante pour l’emploi qu’on en fait, c’est de résister ou non à l’action de la gelée ; il y a des pierres qui, quoiqu’en apparence d’une consistance moins solide que d’autres, résistent néanmoins aux impressions du plus grand froid, et d’autres qui, malgré leur dureté et leur solidité apparente, se fendent et tombent en écailles plus ou moins promptement, lorsqu’elles sont exposées aux injures de l’air. Ces pierres gelisses doivent être soigneusement rejetées de toutes les constructions exposées à l’air et à la gelée ; néanmoins elles peuvent être employées dans celles qui en sont à l’abri. Ces pierres commencent par se fendre, s’éclater en écailles, et finissent par se réduire avec le temps en graviers et en sables[2].

On reconnaîtra donc les pierres gelisses aux caractères ou plutôt aux défauts que je vais indiquer : elles sont ordinairement moins pesantes[3] et plus poreuses que les autres ; elles s’imbibent d’eau beaucoup plus aisément ; on n’y voit pas ces points brillants qui dans les bonnes pierres sont les témoins du spath ou suc lapidifique dont elles sont pénétrées ; car la résistance qu’elles opposent à l’action de la gelée ne dépend pas seulement de leur tissu plus serré, puisqu’il se trouve aussi des pierres légères et très poreuses qui

  1. Il est à propos de remarquer qu’il y a certains fossiles qui procurent aux pierres une plus grande dureté que celle qui leur est propre, lorsqu’ils se trouvent mêlés dans une certaine proportion avec les matières lapidifiques : telles sont les terres minérales ferrugineuses, limoneuses, argileuses, etc., qui, quoique d’un autre genre, s’unissent entre elles ; c’est ainsi que le mortier, fait avec de gros sable vitrifiable et de la chaux, a plus de force, plus de cohésion que celui dans lequel il n’est entré que de la chaux et du gravier calcaire, et j’ai éprouvé plusieurs fois que de la chaux vive, fondue dans des vaisseaux de verre, s’attachait si fortement à leurs parois qu’il était impossible de les nettoyer et de l’en séparer qu’avec l’eau-forte ; c’est pour cela que les pierres rousses, jaunes, grises, noires, rouges, bleuâtres, etc., et tous les marbres sont ordinairement toujours plus durs que les pierres blanches. (Note communiquée par M. Nadault.)
  2. M. Dumorey, habile ingénieur et constructeur très expérimenté, m’a donné quelques remarques sur ce sujet. « J’ai, m’a-t-il dit, constamment observé que les pierres gelisses se fendent parallèlement à leur lit de carrière, et très rarement dans le sens vertical ; celle dont le grain est lisse et luisant est plus sujette à geler que la pierre dont le grain paraît rond, ou plutôt grenu.

    » On peut tenir pour certain que, plus le grain de la pierre est aplati et luisant dans ses fractures, et plus cette pierre est gelisse : toutes les carrières de Bourgogne que j’ai observées portent ce caractère ; il est surtout très sensible dans celles où il se trouve entre plusieurs bancs gelisses un seul qui soit exempt de ce défaut, comme on peut l’observer à la carrière de Saint-Siméon, à la porte d’Auxerre, et dans les carrières de Givry, près Chalon-sur-Saône, où la pierre qui reçoit le poli gèle, et celle dont le grain est rond et ne peut se polir ne gèle point. Je présume que cette différence vient de ce que l’expansion de l’eau gelée se fait plus aisément entre les interstices des grains de la pierre, qu’elle ne peut se faire entre les lames de celles qui sont formées par des couches horizontales très minces, ce qui les rend luisantes et naturellement polies dans leurs fractures. »

  3. Le poids des pierres calcaires les plus denses n’excède guère deux cents livres le pied cube, et celui des moins denses cent soixante-quinze livres ; toutes les pierres gelisses approchent plus de cette dernière limite que de la première.